De toutes les réalités majeures, la beauté est la plus déroutante. Dans les œuvres ou dans la vie, elle porte une étrange indépendance qui s’affirme sous toutes les latitudes – culturelles, idéologiques, politiques. C’est qu’artistique ou éthique, la beauté actionne d’après Kant un « libre jeu des facultés ». La sensibilité, l’imagination et la raison s’y livrent concert, stimulées, « réfléchies » par le beau comme par un miroir, sans être contraintes par les règles de la connaissance ni par des principes moraux ou politiques. Quand on juge belle une femme ou une œuvre d’art, on ne détermine pas un objet scientifique ni n’institue une valeur morale. Pour l’art, si certains climats le favorisent plus que d’autres, il pousse de fait sur tous les terreaux historiques. On peut ainsi prendre plaisir aux chorégraphies nord-coréennes sans adhérer au régime des Kim, bien qu’elles le servent par ailleurs ; de même pour l’art totalitaire soviétique ou nazi des années 30. Cette indépendance de l’esthétique explique la grande facilité avec laquelle les œuvres d’art circulent entre les cultures, tandis que les conceptions politiques, religieuses et philosophiques franchissent plus difficilement les frontières, et parfois jamais ; elle explique aussi la multitude contrastée des goûts qui cohabitent librement en nous : on peut aimer sans contradiction Mozart et AC/DC, Ophüls et Scorsese, Raphaël et Picasso, etc. Si les œuvres d’art ne sont de la sorte, sous l’angle esthétique, ni exclusives ni conflictuelles, elles ne sauraient être purement insulaires. Liées aux ensembles qui les ont vues naître, elles sont souvent les auxiliaires d’idéologies sociales, politiques ou religieuses. Libre, souverainement superficielle, la beauté artistique se voit en même temps la traductrice, parfois la prostituée, de mouvements historiques en cours. C’est encore plus vrai quand on recherche la grâce du beau dans les modes de vie ou, précisément, les « arts de vivre ». Et...