La guerre de 44 jours qui a ravagé le Haut-Karabagh à l’automne dernier a rebattu les cartes dans la région, sans pour autant mettre un terme au conflit. Une réorientation fondamentale de la politique étrangère de l’Arménie compatible avec les intérêts des grandes puissances dans la mise en place d’une paix « néo-libérale » semble aujourd’hui être à l’œuvre au détriment des droits des Arméniens. Est-ce pour autant une fatalité ?

Une guerre planifiée avec l’accord tacite de la « communauté internationale » ?

La guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan, avec le soutien de la Turquie et de djihadistes syriens, contre le peuple arménien à l’automne dernier fut totale. L’Arménie a perdu plus de 4 000 jeunes hommes en 44 jours de guerre (souvent âgés de 18 à 20 ans). Pour une démocratie de 3 millions d’âmes, c’est un lourd tribut. Un peu comme si la France avait perdu 80 000 jeunes hommes en 44 jours. Sans compter les milliers de blessés à vie par les armes turques ou israéliennes les plus sophistiquées. Le 10 novembre 2020, un cessez-le-feu aux clauses léonines impose à l’Arménie la perte de nombreux territoires, sans aucune garantie sur le statut du Karabagh. Le point 9 du cessez-le-feu sur le déblocage des liaisons de transport dans la région ne cesse d’interroger sur la souveraineté que l’Arménie aura sur la région méridionale du Syunik. En 2025, l’Azerbaïdjan pourra demander le départ des militaires russes qui se sont déployés dans ce qu’il reste du Karabagh dès le 11 novembre. Les Arméniens du Karabagh seraient alors à la merci d’un régime qui a érigé le racisme anti-arménien au rang de racisme d’État.

Après la guerre, le président azéri Aliev a déclaré que les Arméniens avaient fui comme « des chiens ». Erdogan, lors de la parade de la victoire à Bakou, a entonné les louanges d’Enver Pacha, l’un des architectes du génocide des Arméniens, également responsable du massacre de 10 000 Arméniens à Bakou en 1918. Dans des conditions non marquées par l’impunité de l’axe Bakou-Ankara, l’Azerbaïdjan aurait déjà perdu tout droit moral sur les habitants du Haut-Karabagh. Comme au Kosovo, la sécession de remède aurait été décrétée par la communauté internationale. Pourquoi dans le cas arménien la souveraineté territoriale l’emporte-t-elle sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? La Turquie est un membre « estimé » de l’OTAN, selon la déclaration du SG de l’OTAN à Stoltenberg le 5 octobre 2020 à Ankara, quelques jours après le début de l’offensive turco-azérie. L’Azerbaïdjan fournit du gaz et du pétrole à l’Europe. Le Trans Adriatic Pipeline (TAP), financé par l’Europe, a commencé ses livraisons de gaz quelques jours seulement après le cessez-le-feu de novembre 2020.

Cela explique en partie la « neutralité » de l’Europe, malgré les déclarations encourageantes (et sans lendemain) d’Emmanuel Macron au début de la guerre. Le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo a déclaré pour sa part que le Karabagh était un « piece of real estate » (que l’on peut quasiment traduire par « bien immobilier »), suggérant que le plus offrant pouvait s’en saisir. L’administration Biden, qui a pris deux décisions contradictoires les 24 avril (sur la reconnaissance du génocide des Arméniens) et le 26 avril 2021 (sur le maintien d’une aide militaire massive à l’Azerbaïdjan malgré une promesse électorale d’y mettre un terme) a à son tour encouragé l’irrédentisme azéri.

L’Arménie prisonnière de l’« Alliance russe » (qui a néanmoins, et c’est tout le paradoxe, le mérite d’exister)

La déclaration du ministre russe des Affaires étrangères Lavrov du 13 mai 2021 met en avant le développement économique de la région sans condamner l’intrusion d’Aliev en territoire arménien la veille. Les Russes ont-ils donné une forme de feu vert à cette intrusion ? Le soupçon existe tant l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), l’organisation de défense sous domination russe censée défendre l’intégrité territoriale de ses membres en cas d’attaque, est restée les bras ballants malgré les appels à l’aide de l’Arménie. Cela dénote une unité de vue de la Russie avec l’axe Bakou-Ankara dans la réalisation de son but de guerre : une liaison terrestre entre les deux Républiques turques par le territoire arménien. La Russie a historiquement déjà cédé de nombreux territoires arméniens à l’axe Bakou-Ankara. Que la démonstration soit faite de l’inutilité de l’OTSC lui importe peu. L’« alliance » russe est pour l’Arménie une alliance captive au service de la relation turco-russe.

Alors que le Pakistan, qui ne reconnaît pas la République d’Arménie, a rejoint l’axe Bakou-Ankara — en juillet 2021, par exemple, les présidents des Parlements turc et pakistanais ont visité Bakou. Le président du Parlement turc a qualifié l’Arménie de « menace pour la stabilité régionale » lors de cette visite. Les trois pays font régulièrement des exercices militaires —, le ministre indien des Affaires étrangères a effectué une première visite officielle en Arménie le 12 octobre 2021, le jour même d’une énième visite de Pachinyan à Moscou. La Russie permettra-t-elle à l’Arménie de développer des relations approfondies avec l’Inde, y compris pour la construction d’une autoroute vitale nord-sud reliant l’Arménie à l’Iran (également souhaitée par l’UE) et qui concurrence l’axe panturc est-ouest ?

La diplomatie du carnet de chèques de l’UE vise-t-elle une réorientation de la politique étrangère arménienne ?

La prise d’otage est un crime de guerre. L’accord de cessez-le-feu de novembre 2020 prévoit d’ailleurs un échange des prisonniers de guerre sans condition. L’UE soutient pourtant la conditionnalité des libérations des prisonniers de guerre arméniens en Azerbaïdjan, position partagée par le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian.

En visite à Erevan en juillet 2021, le président du Conseil européen Charles Michel a parlé de « zones disputées » au sujet des territoires envahis par l’Azerbaïdjan, parfois sur plusieurs kilomètres à l’aide de 1000 soldats au moins en mai 2021. Au sujet du Karabagh, dans lequel l’UE n’a jamais investi, il a prudemment déclaré que le « statut du Karabagh doit pouvoir être abordé », alors qu’Aliev ne cesse de clamer le contraire. Michel n’a d’ailleurs pas répété le terme de « statut » à Bakou le lendemain, où il a simplement dit : « (…) d’autres questions devront être abordées ».

L’UE (on peut émettre l’hypothèse que la France a joué ici un rôle) a annoncé vouloir « mobiliser un paquet financier sans précédent de 2,6 milliards d’euros » — tiré du même discours de Charles Michel à Erevan le 17 juillet 2021. Le sommet du partenariat oriental (regroupant l’Ukraine, la Moldavie, le Belarus et les pays du Caucase du Sud) aura lieu en décembre 2021. Il devrait décider d’un ambitieux plan économique et d’investissement dans la région avec la mobilisation de 17 milliards d’euros sur les prochaines années, dont 2,3 milliards d’euros de subventions, le reste étant des projets d’investissements montés avec la Banque européenne d'investissement ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement — pour financer les « priorités de l’Arménie », avec un soutien au « corridor nord-sud » devant relier le sud et le nord de l’Arménie, de l’Iran à la Géorgie. Cet investissement de 600 millions d’euros pour cette autoroute stratégique dans le Syunik (région montagneuse du sud de l’Arménie revendiquée et partiellement occupée par l’Azerbaïdjan) est, a contrario du message donné sur les « zones disputées », un signal donné à Bakou que l’UE soutient a minima l’intégralité territoriale de l’Arménie. L’UE soutiendrait ainsi une alternative nord-sud au seul axe panturc est-ouest qui n’a besoin, pour se réaliser, que de franchir les 30 kilomètres de la région du Syunik.

Cependant, alors qu’un documentaire d’Arte intitulé La Caviar Connection vient de rappeler la corruption de l’Azerbaïdjan au cœur même des institutions européennes, l’UE choisirait entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan si elle tenait réellement aux valeurs qu’elle entend incarner : elle soutiendrait l’Arménie et le Karabagh au plan politique, au-delà de la seule diplomatie du carnet de chèques visant potentiellement à faire accepter à un petit pays désargenté, isolé la nouvelle perte d’un territoire historiquement sien. Selon l’adage « qui paie les violons choisit la musique », l’UE ne cherche-t-elle pas à imposer une réorientation de la politique étrangère arménienne permettant l’instauration d’une paix a minima, compatible avec les intérêts de toutes les grandes puissances ?

Le risque d’une paix « néo-libérale » ou « néo-impériale » ?

Le risque d’une paix « néo-libérale » ou « néo-impériale » imposée aux Arméniens avec l’assentiment de leur gouvernement existe bel et bien. Comment définir une telle paix ? Comme une paix nécessitant l’ouverture (nécessairement bonne, sans alternative) des marchés et des voies de communication, alors qu’elle pose bien des questions : par exemple, les intérêts de la nation arménienne sont-ils compatibles avec une telle ouverture dans une région où, du fait d’une histoire marquée par des massacres et des migrations, l’équation démographique est très en défaveur de l’Arménie ? Une paix « néo-libérale » ne se préoccupe ni de justice ni de vérité. Il n’est donc pas question de « réparations », simplement de « prospérité partagée ».

Une telle paix ne ferait que donner un habillage légal a posteriori au droit du plus fort, entérinant les nouvelles réalités de terrain créées par des puissances impériales (Turquie, Azerbaïdjan). La visite en juillet de 46 ambassadeurs en poste à Bakou à Chouchi, capitale culturelle du Karabagh, désormais occupée, montre que les partisans d’une telle paix sont intéressés par les perspectives de profits pour leurs entreprises liées à la « reconstruction » du Karabagh. Une telle paix, qui n’aborde pas les causes profondes du conflit, est superficielle et injuste.

La réorientation de la politique étrangère arménienne permettant l’instauration d’une telle paix est d’autant plus aisée que le garant de la sécurité de l’Arménie, la Russie, est favorable au rapprochement turco-arménien et à l’ouverture des voies de communication. Le ministre Lavrov a déjà invité les entreprises de transport russes à s’intéresser aux opportunités à venir dans ce « territoire plein de promesses ». L’un des éléments clés de la réorientation de la politique arménienne serait de ne plus exiger la reconnaissance du génocide des Arméniens et, dans une logique néo-libérale, d’obtenir en échange une ouverture des marchés. Rappelons ici que la Turquie fait un blocus de l’Arménie depuis la première guerre du Karabagh. La souveraineté de l’Arménie et le sacrifice d’un agenda panarménien reposant sur des exigences morales de justice et de vérité (et de réparations) seraient-ils un prix que Pachinyan serait prêt à payer ?

De la responsabilité du Premier ministre arménien

La responsabilité des gouvernements arméniens depuis l’indépendance est clairement posée. Pachinyan, pour en rester à lui, s’est maintenu au pouvoir à tout prix. Si sa légitimité a été réaffirmée par les législatives anticipées de juin 2021, dispose-t-il pour autant comme il le dit d’un mandat de fer ? En l’absence de soutien international, la tentation est grande en Arménie de vouloir tourner la page, même au prix d’une paix « néo-libérale ». D’un autre côté, beaucoup d’Arméniens, submergés par le chagrin, ont tout simplement déserté le champ politique.

La lumière devra être faite sur le déroulement de la guerre. Tout l’armement à disposition a-t-il été utilisé ? La guerre aurait-elle pu être arrêtée mi-octobre 2020 ? Des centaines de vies et le contrôle de la ville de Chouchi auraient-ils pu être sauvés ? En pleine guerre, Pachinyan a laissé entendre qu’il voulait régler la question arménienne des 500 dernières années. Cette déclaration interroge. Savait-il ce qu’il allait faire ? Enfin, une offre de la France dans le domaine sécuritaire a-t-elle été rejetée ? Si oui laquelle ?

La complémentarité entre le droit du plus fort et la diplomatie du carnet de chèques est-elle une fatalité ?

Une paix juste est-elle possible ? Face à l’invasion du territoire arménien en plusieurs points, seule la France a réagi. Le 13 mai 2021, Emmanuel Macron a demandé le retrait immédiat des troupes azéries du territoire arménien et a indiqué vouloir saisir le Conseil de sécurité de l’ONU. Comme au début de la guerre, les mots du président de la République sonnent juste, mais les actes manquent. Il risque de s’aliéner une partie des électeurs français d’origine arménienne à l’approche de la présidentielle.

Pour que les mots d’Emmanuel Macron pèsent dans la région, il faudrait (ou aurait fallu) qu’il les accompagne d’une démonstration de solidarité militaire avec l’Arménie, comme il a su le faire lorsque la souveraineté de la Grèce était attaquée par la Turquie. La Grèce a fini par acheter 18 Rafales à la France pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Les deux pays viennent d’ailleurs de conclure un pacte de défense. L’Arménie, dont le PIB nominal annuel est à peine 4 fois supérieur au montant de ce contrat, n’a pas les moyens de s’acheter des Rafales. Mais l’amitié séculaire entre ces deux pays ne peut continuer à s’incarner dans les seuls vers du poète Shiraz, cités par l’ex-Ambassadeur de France en Arménie. Il faut aussi des actes (comme la France elle-même en réclame aux États-Unis dans la crise des sous-marins australiens). À défaut, l’axe Bakou-Ankara, avec la complicité de Moscou, n’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas obtenu un lien direct entre l’Azerbaïdjan et la Turquie par le sud de l’Arménie. L’occupation de territoires de la République d’Arménie viserait par ailleurs à forcer l’Arménie à conclure un accord de paix au plus vite dans lequel elle concèderait que le Karabagh est azéri. Une telle concession signifierait un Karabagh vidé de sa population et de ses monuments arméniens. Comme au Nakhitchevan et en Arménie historique/Turquie orientale.

Même si cela peut sembler un vœu pieux au regard de leur politique, les Occidentaux ne peuvent pas laisser l’Arménie seule face à l’axe Bakou-Ankara + Moscou dans les négociations de paix. Ils doivent enfin faire pression sur l’Azerbaïdjan pour qu’elles reprennent au plus vite dans le cadre d’un règlement global sous la coprésidence du groupe de Minsk. Le tracé et la démarcation des frontières entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie doivent en faire partie. Surtout, la désoccupation des territoires occupés comme la ville de Hadrout et la détermination du statut juridique final du Karabagh doivent être prioritaires. Face au dépeuplement arménien garanti si l’Azerbaïdjan devait prendre le contrôle du reliquat de territoire actuellement sous protection russe, la sécession remède du Karabagh apparait comme la seule solution viable au conflit du Karabagh. De quoi s’agit-il ? Une population menacée de génocide ou de nettoyage ethnique par l’État dont elle dépend peut légitimement revendiquer en ultime recours son droit à l’autodétermination au nom de sa survie et de sa sécurité. Si un peuple n’a jamais été dans une telle situation, dans un État qui a érigé le racisme anti-arménien au rang de racisme d’État, ce sont bien les Arméniens du Karabagh.

À défaut, cela voudrait dire que le droit du plus fort, malgré les beaux discours, continue d’être la norme au plan international, et que l’occident, avec sa diplomatie du carnet de chèques, s’en ferait le complice éhonté. Cela voudrait aussi dire que demain, à défaut d’une paix juste, de nouvelles déconvenues seraient inévitables pour l’Arménie face à des pays qui restent sur un logiciel panturc, non démocratique et anti-arménien.

Alexis KRIKORIAN

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