En ces temps où la thématique du pouvoir d’achat constitue la première préoccupation des Français, avec une inflation renaissante (4,5 % en moyenne annuelle glissante en mars 2022) et un prix de l’énergie qui explose (+33 % pour le gazole depuis un an, +57 % pour le prix du gaz) compte tenu de la reprise mondiale post-covid et des tensions internationales (guerre en Ukraine), il est bon de rappeler certaines vérités macroéconomiques qui permettent à la fois de comprendre pourquoi les salariés ont l’impression — parfaitement justifiée — d’une perte de leur pouvoir d’achat et aussi de dresser les solutions pour y remédier.

Tout part du partage de la valeur ajoutée (VA) au sein des entreprises. Sous l’effet conjugué de l’idéologie libérale en vogue en économie à partir de la fin des années 70 (élection de Margaret Thatcher au Royaume-Unis en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980), de la mondialisation favorable à la mobilité du capital quand le travail reste peu mobile et de la hausse du chômage qui incite les travailleurs à la modération salariale, le rapport de force entre le capital et le travail a évolué très nettement en faveur du capital au détriment du travail. Ce phénomène a été constaté dans tous les pays industriels : en France, le véritable tournant s’est opéré en 1983 avec la mise en place — par un gouvernement socialiste, il faut le rappeler — de la rigueur destinée à lutter contre l’inflation issue des chocs pétroliers et contre les déficits. Sur le graphique ci-dessous, qui illustre la part des salaires dans la VA des entreprises (en rouge), on note une chute impressionnante de cette masse salariale à partir de 1984, la faisant passer en quelques années de 74 % (1983) à 65 % (1989).

Si l’on raisonne en moyenne de longue durée, la part des salaires dans la VA était de 70,3 % sur la période 1949-1983 (34 ans) et est tombée à 66,1 % sur la période 1984-2020 (36 ans). Soit en moyenne un peu plus de 4 %, ce qui peut paraître peu. En rose pâle figure sur le graphique la perte salariale depuis 1984 par rapport à la moyenne constatée sur la période 1949-1983. Cumulée sur 36 ans (1984-2020), cette perte équivaut pour les salariés à 160 % du PIB annuel ou encore à 2 500 milliards d’euros. Ce qui est en fait énorme. Depuis le milieu des Années 80, il y a eu comme une sorte de gigantesque hold-up du capital sur la rémunération du travail.

Le graphique ci-dessus peut être utilement complété par un autre qui illustre par année les gains (en vert) ou les pertes (en rose pâle) des salariés par rapport à la moyenne du partage des salaires dans la VA constatée sur la période 1949-1983. Après une petite période de gains au moment des chocs pétroliers (1973, 1979) et de l’arrivée de la gauche au pouvoir (1981), la tendance s’inverse lourdement à partir de 1984 pour faire place à des pertes cumulatives de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an, aboutissant à un total cumulé de 2 500 milliards.

Aujourd’hui, en année pleine, cette perte est comprise entre 115 milliards d’euros (en 2020) et 150 milliards (en 2019). Si l’on se rappelle qu’il y a environ 25 millions de salariés en France, cela équivaut à une perte moyenne de l’ordre de à 4 600 à 6 000 € par an et par salarié, soit de 380 à 500 € par mois. Dit autrement, si le partage de la VA était aujourd’hui le même que celui constaté sur la période 1949-1983, les salariés français gagneraient en moyenne de 380 à 500 € de plus chaque mois. Il y aurait là de quoi amortir bien des chocs énergétiques ! Et bien des poussées inflationnistes…

Une solution à courte vue, vous rétorqueront les libéraux patentés : si vous modifiez le partage de la VA au profit des salariés en leur faisant regagner 4 % de VA au détriment du capital pour revenir à la moyenne antérieure à 1983, alors vous allez diminuer mécaniquement le profit des entreprises, donc leur capacité à investir pour préparer l’avenir et faire face à la concurrence internationale. Au final, vous allez affaiblir l’outil productif français et ce seront les salariés qui en paieront le prix fort par une augmentation du chômage induite par une hausse des faillites. Les libéraux ne manqueront pas de vous rappeler le « théorème de Schmidt », du nom du Chancelier allemand Helmut Schmidt qui l’a popularisé en novembre 1974 : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. » Il y aurait donc une relation positive entre le taux de profit de l’année n, le taux d’investissement de l’année (n+1) et le niveau d’emploi de l’année (n+2). Il est d’ailleurs curieux de constater combien les libéraux, qui votent en général à droite, aiment à se référer aux hommes politiques dits de gauche (Helmut Schmidt, mais également Pierre Bérégovoy ou Jacques Delors) pour faire passer leur message de rigueur salariale.

Sauf que cette belle relation intellectuellement séduisante n’est pas — ou n’est plus — validée par l’observation économique : le graphique ci-dessous montre l’évolution du taux de marge des entreprises françaises (c’est-à-dire le taux de profit en % de la VA, soit l’inverse de la part des salaires dans la VA) et de leur taux d’investissement (échelle de gauche) ainsi que l’évolution du chômage (échelle de droite) depuis 1949.

On note que la corrélation entre taux de marge et taux d’investissement est très forte (0,74) jusqu’au tournant de la rigueur en 1983 ; depuis, ce taux est beaucoup plus faible (0,16). Si l’on décompose la relation profits/chômage en deux relations, profits/investissements d’une part et investissements/chômage d’autre part, alors on s’aperçoit que le début des années 80 constitue une véritable césure :

Jusqu’au début des Années 80, les taux de corrélation sont élevés : on peut considérer que le « théorème de Schmidt » est validé par l’observation économique. À partir des années 80, les taux de corrélation sont bas, si ce n’est quasi nuls : le capitalisme de production fait place à un capitalisme de spéculation qui privilégie la vision financière de court terme avec rentabilité immédiate. Ainsi, avec le développement des plans de licenciements boursiers, on pourrait aujourd’hui tout aussi bien reformuler le « théorème de Schimdt » et dire que : « Les profits d’aujourd’hui sont les licenciements d’hier. » C’est le « théorème de Schmidt » appliqué au libéralisme financier.

La leçon à tirer de tout cela est claire : seul un partage de la VA qui se fera de nouveau au profit des salariés pourra leur éviter de nouvelles pertes de pouvoir d’achat à l’avenir. Et contrairement à ce qu’affirment les Cassandres libéraux, il n’y a pas de raison que ce nouveau rapport de force se fasse au détriment de l’emploi puisque la corrélation entre baisse des profits et hausse du chômage est quasi nulle depuis 30 ans.

Reste à savoir comment influer sur le partage de la VA au profit des salariés. Le pouvoir syndical ayant nettement reculé dans notre pays (comme dans l’ensemble des pays industrialisés du reste), il y a peu à attendre d’un rapport de forces classique au sein des entreprises entre syndicats et patronat qui s’exercerait notamment par la grève. Sous l’effet conjugué de l’affaiblissement syndical et de discours libéraux culpabilisants sur les grévistes (qui « prennent en otage les non-grévistes », comparant leur sort à celui d’Ingrid Betancourt, otage des FARC pendant 6 ans), le nombre de grèves s’est effondré depuis la fin des Années 70.

Mais il existe bien d’autres façons d’influer sur le partage de la VA : conférences salariales nationales, incitation de la part de l’État à la revalorisation salariale en réservant les commandes publiques aux seules entreprises qui la pratiquent ou en pénalisant fiscalement celles qui s’y refusent (par un taux d’impôt sur les bénéfices majoré par ex…). À vos neurones donc…

Christophe FREYDEFONT

Premier conseiller au Tribunal administratif de Melun

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Christophe FREYDEFONT

L’actualité vue par les souverainistes