Il faut que je vous raconte le rituel des petits déjeuners de mes 5 ans. Ça se passait le jeudi matin, chez mémé Maria et pépé Maurice, mes grands-parents ch’tis. Pourquoi le jeudi ? Parce que ce jour-là, en 1961, les enfants n’allaient pas à l’école. La veille au soir, mon père — à l’époque le plus jeune contremaître d’EDF — nous embarquait, moi et ma sœur de 3 ans dans sa Simca-Aronde bleu ciel à toit crème et une bande blanche sur chacun des pneus. La classe américaine !

- La maison de Rueil en construction. C’est mon arrière-grand-père Victor Tatinclaux qui pose. Il est un des 58 survivants du 362 Régiment d’Infanterie posté au Bois et au village d’Hautmont le 21 février 1916. Début de l’enfer de Verdun. Le village rasé a été déclaré « mort pour la France ».

Nous partions de notre petit appartement des Rives de Seine pour aller chez les grands-parents. Mémé Maria et pépé Maurice habitaient à Rueil-Malmaison, alors populaire et champêtre, dans une maison construite dans les années trente par pépé, dont les formes étaient librement inspirées par Le Corbusier. Mémé était cantinière et pépé chauffeur de poids lourds chez Renault. Tous les deux étaient originaires du Cambrésis. Pépé avait été auparavant mineur pendant 25 ans. Il avait 10 ans et demi quand il descendit pour la première fois à la mine. C’était un peu avant le début de la guerre de 14…

- Mon grand-père Maurice avec son camion.

Arrivés, nous changions de langue : du français vers la langue d’oïl picarde. Ceci fait, mémé Maria et pépé Maurice nous accueillaient chez eux, tout sourire et contents. Nous soupions et au dodo. Après une bonne nuit de sommeil, nous nous retrouvions le matin vers 8 heures à la cuisine : petite, elle était éclairée par une pâlotte ampoule électrique à filament piquetée de chiures de mouches, sous un abat-jour émaillé ressemblant à une cymbale blanche. Nous nous installions sur le banc, devant une table en bois très ancienne. Une toile cirée datant de 39-45 y était incrustée, dont nous ne reconnaissions plus les motifs. Mémé passait à cet instant la « wassingue » (qui vient, comme je l’ai appris plus tard, du mot néerlandais « wasshing », un bout de tissu, une serpillière, mais uniquement utilisé pour laver les tables).

On y était bien dans cette cuisine ! Je sens encore l’odeur du feu de charbon et du café de pépé, tenu au chaud sur un coin de la cuisinière en fonte. À côté de celle-ci se trouvait le broc à combustible zingué, rempli de boulets, dont la poussière poudrait le sol. Mémé attrapait alors un long crochet et enlevait les cerceaux d’acier de tailles différentes qui constituaient « la plaque de cuisson ». Elle tisonnait par l’ouverture qui renvoyait au plafond la lumière orangée des braises et cela avait pour conséquence de faire jaillir des escarbilles qui montaient (à ma grande inquiétude) à au moins 30 cm de hauteur !

- Mon père René Jonas devant la maison de Rueil, finie. Il a alors environ 17 ans.

En attendant que l’eau de la casserole se mette à bouillir, Mémé disposait les quelques éléments indispensables à la dégustation de ses traditionnels œufs à la coque. Elle nous tartinait de beurre des mouillettes de pain très fines, car faites avec du pain de plus de trois jours (frais, le pain est indigeste. Combien d’entre nous le savent aujourd’hui ? Ah ! le gluten a bon dos !). Mémé Maria posait ensuite à côté de moi et de ma sœur des bols à facettes ébréchés. Les années de remplissage par du café fort à la façon du nord avaient dessiné des craquelures sur l’émail du fond et ainsi laissé un tatouage indélébile. En passant, je remarquerais que contrairement à ceux d’aujourd’hui, ces bols, même remplis de boissons en ébullition, ne brûlaient jamais les doigts. Enfin, la liste des ustensiles nécessaires au rituel du petit déjeuner se terminait par une petite cuillère et un verre Duralex modèle Picardie tout terni.

Après avoir servi les œufs dans nos bols, de bons œufs tout frais, pondus la veille par les poules de la voisine, Mémé Maria sortait de la bière et nous en remplissait religieusement les verres. Oui, vous avez bien lu ! Nous léchions le jaune qui coulait de la mouillette sur nos doigts et comme le pain était assez sec, c’est la gorgée de bière qui réhydratait le mélange des ingrédients dans la bouche ! Mais ce n’était pas encore l’apothéose de ce repas…

Mon grand-père Maurice qui me tient dans ses bras, ma grand-mère Maria à sa droite et mon autre grand-mère Suzanne qui tient dans ses bras ma sœur.

Le contenu du bol terminé, il fallait bien le nettoyer. Mémé retournait à sa cuisinière, posait un tison dans le foyer. En quelques instants l’instrument était porté au rouge. Elle nous resservait de la bière, de la Valstar rouge ou verte, et cette fois-ci, devinez quoi… à ras du bol ! Puis, comme une fée avec sa baguette, notre grand-mère plongeait triomphalement le morceau de métal igné dans chacun des récipients. Résultats : fumées, chuintements, bouillonnements, liquide trouble et fumant. « Chor’tir l’olcool cho ! » (« Ça retire l’alcool ça ! ») nous disait-elle en souriant. « ”Olcool”, mémé, ça veut dire quoi ? » lui demandions-nous. « Ça veut dire, petit garçon, que c’est le petit déjeuner pour grandir et surtout pour être en bonne santé.» Je voulais bien le croire ! Cela dit, je ne me rappelle pas si à son âge ma sœur avait droit à ce rituel ch’ti.

Après le repas, l’idée me venait, s’il restait un peu de pain, de rouler entre mes doigts la mie, d’en faire des bonhommes ou des animaux. Des fois, pépé nous faisait grimper sur son dos et à quatre pattes nous faisait faire du cheval « en descendant de la montagne ». Plus tard, au jardin, je me baignais de soleil pris d’une douce torpeur, d’un indicible bien-être. Je me sentais réconforté, paisible. J’avais 5 ans… Il m’arrive encore de temps en temps de retrouver ces sensations.

François JONAS

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