Depuis près de quarante ans, la pratique médicale nationale et internationale est fondée sur l’EBM — « evidence based medicine », soit en français, la médecine fondée sur les preuves. C’est dans les années 80 que Gordon Guyatt, médecin canadien, formalisa par écrit cette pratique qui avait cours depuis déjà 10 à 20 ans. Si on veut être le plus exact dans la définition, on parle de la médecine fondée sur des données probantes. Le langage médiatique ou administratif s’est immédiatement emparé du concept pour le requalifier en « médecine scientifique ».

Cette définition propulse donc au premier plan les « données probantes », c’est-à-dire pour parler superficiellement les preuves issues de l’expérimentation scientifique. Et la discussion s’installe immédiatement : quelle expérimentation ? L’expérimentation scientifique externe — c'est-à-dire hors l’expérience clinique du médecin — qu’on appellera « les données de la littérature » ? Ou l’expérience clinique du médecin, qui se fonde également sur des constatations et un raisonnement ? Les deux ont à l’évidence une valeur équivalente.

Ainsi, dès la création de ce concept apparaît cette notion : sans l’expertise clinique, la pratique médicale risque de tomber sous la tyrannie de la preuve, puisque même les plus excellentes preuves externes — qui ne sont pas si fréquentes nous le verrons plus loin — peuvent être inapplicables, ou inappropriées au patient. « Evidence » renvoie donc dès la création du concept à ces deux impératifs. Ainsi, le processus de l’EBM, initialement posé par ces auteurs, doit passer par les étapes suivantes :

1) La formulation d’une question clinique claire à partir d’un problème clinique posé ;
2) La recherche dans la littérature d’articles cliniques pertinents sur le problème ;
3) L’évaluation critique des résultats trouvés (« niveau de preuve ») ;
4) La mise en application de ces résultats dans la pratique clinique pour une prise en charge personnalisée de chaque patient.

Il est clair que l’ordre de progression du processus peut-être différent, l’évaluation clinique pouvant passer avant la confirmation par la littérature appropriée.

Mais, cette attitude n’est pas exempte de critiques :
– L’approche décrite s’appuie sur des modèles statistiques où la maladie n’est plus envisagée du point de vue de l’individu, mais du point de vue d’une population ;
– Il existe une absence et une impossibilité de recueil pour un certain nombre d’actes cliniques qui ne peuvent être évalués statistiquement ;
– La médecine de premier contact s’adresse à un univers personnel (le patient) où se mêlent plusieurs pathologies, les dimensions sociales, culturelles, familiales, sanitaires, exclues du champ initial de l’EBM. Et donc le patient lui-même est un troisième impératif.

Donc le praticien a finalement une charge considérable dans l’EBM : c’est à lui, et à lui seul parce qu’il est formé pour ça, qu’il ne fait que ça, et qu’il est le seul à pouvoir juger, d’intégrer les preuves à son expertise et de prendre en compte les choix du patient. Sinon on peut imaginer que l’EBM puisse perturber le jugement du médecin dans la mesure où la recherche de données probantes remplace sa capacité de jugement et produit comme résultat des protocoles d’action clinique qui enlèvent potentiellement toute initiative aux médecins et au personnel soignant.

On peut déjà dire que c’est l’état actuel, depuis longtemps, et nous allons y revenir. Ainsi, compte tenu de toutes ces obligations, la vision universelle reconnue de l’EBM est celle des trois cercles correspondant au triptyque — à égalité — preuve scientifique + expérience clinique + caractéristiques du patient. Ces trois cercles s’entrecroisent, et la décision thérapeutique correspond à leur petite surface commune.

Si on regarde ce schéma avec un minimum d’attention, on réalise immédiatement que le seul cercle numériquement ou statistiquement quantifiable est celui des données de la recherche. Les deux autres correspondent à un patrimoine interhumain et ne sont pas mesurables. Donc toute politique d’évaluation ou de financiarisation des moyens — par définition impulsée par des administratifs non-médecins ou quelquefois médecins — ne va pouvoir s’appuyer que sur le seul cercle des données mesurables, celui de la « recherche », en ignorant factuellement, puis volontairement les deux autres. On obtient ainsi ce qu’on pourrait appeler « l’EBM administrative » ou « médiatique », qui est donc une déviance absolue du concept de l’EBM, et qui permet une substitution de compétence et de décision du médical au non-médical.

Ainsi, toutes les décisions de validité, de « rationalisation », et donc de financement des soins s’appuient sur les constatations de la seule littérature médicale, et certainement pas sur l’expérience des soignants — qui est en plus incompréhensible aux gestionnaires et donc n’existe pas.

C’est ainsi que l’on a vu s’installer des niveaux de preuves I, II, III, concernant le remboursement des chimiothérapies anticancéreuses, qu’on a demandé aux médecins de justifier leurs prescriptions non par rapport à leur expérience, mais par rapport à la littérature scientifique. C’est ainsi qu’on a vu s’installer des demandes administratives de procédures et de protocoles médicaux, fondés sur des données d’articles en oubliant la pratique, le but avoué étant la rentabilité en évitant des traitements administrativement classés inutiles, et la menace de sanctions disciplinaires. Le plus bel exemple en est le « guide des bonnes pratiques » des médicaments anticancéreux, qui, par le biais des lenteurs administratives des mises à jour, a en moyenne dix ans de retard.

Or ces données de la recherche sont sujettes à caution. On a coutume de dire qu’entre 50 à 70 % des articles scientifiques sont faux ou mensongers, fonction de celui qui l’écrit et de son désir de notoriété, de l’éditeur, de l’institution qu’il représente, du moment, et ainsi de suite… Les deux tableaux suivants montrent ainsi les influences subies par une publication dite scientifique, et le taux très intéressant des rétractations post-publications — ce d’autant qu’une habitude nouvelle est née, celle des « preprints » : lancement sur le marché d’études préliminaires avant leur rédaction définitive.

Ainsi, il apparaît que la gestion de notre système de santé est du domaine du leurre quand on la prétend appuyée sur des preuves scientifiques ou, pire encore, de l’EBM. Il apparaît que les données utilisées par les administrateurs médicaux ou non, au premier rang desquels ceux des Agences régionales de santé, sont parcellaires et inexactes. En fait on est en présence d’administratifs qui agissent sans connaissance et donc sans limites. La justification de l’économie des budgets en cours depuis des années n’a donc trouvé aucun garde-fou en étant le seul fil directeur de notre système de santé.

Pourtant, dans la cohorte des gestionnaires existent des « médecins », de santé publique, ou experts. À leur sujet, on peut reprendre l’excellente classification des « médecins » mise en lumière par Alain Bauer, expert criminologue, à la faveur de la crise du Covid. Selon lui, trois catégories de médecins :

– Les médecins administratifs, X centaines, qui n’ont jamais vu un malade ;
– Les médecins experts, X centaines également, qui n’ont plus vu (pas tous) un malade depuis longtemps. Tous ces gens lisent beaucoup et font des rapports.
– Un peu plus de 200 000 médecins, dont 100 000 généralistes, qui « bricolent » sur le terrain, donc sont dans le réel proche des malades et appuient leurs constatations par les données dites scientifiques espérées valables.

On demande toujours l’avis des deux premiers, jamais celui des troisièmes… Eux, on leur demande juste d’exécuter.

L’aboutissement de ce cheminement a été la crise du Covid où, suite au décret « d’urgence sanitaire », il a été déclaré officiellement qu’il n’y avait aucun autre traitement que le Doliprane et l’attente chez soi de complications qui, si elles survenaient, justifiaient l’hospitalisation plus ou moins réanimation… Avec limite d’âge non déclarée, mais effective en fonction de la saturation des services. On a vu se développer une médecine apocalyptico-médiatique : un porte-hélicoptères pour transférer 12 malades de Corse à Toulon, des TGV sanitaires pour transférer 10 ou 15 malades de Paris à Bordeaux ou à Nantes, simplement parce que nous ne disposions que de 50 % des lits de réanimation nécessaires à un pays développé, et alors que personne ne songeait à organiser les médecins généralistes sur le champ de bataille… alors que nous étions paraît-il en guerre.

Malgré tout, les médecins « bricoleurs », après avoir subi pendant un mois les méfaits de cette attitude, ont regardé, réfléchi, et ont commencé à traiter selon leur expérience, leur intuition, et les « données de la science ». Ainsi, outre les progrès fantastiques faits par les équipes de réanimation, sont ainsi nés dans le monde une dizaine de protocoles bâtis sur le même schéma : traitement précoce, un antibiotique type macrolide (Azithromycine par exemple), un autre médicament associé (autre classe d’antibiotique, hydroxychloroquine, potentialisateurs), éventuellement des anticoagulants à doses variables, vu le désordre dans la coagulation induit par ce virus. Toutes les séries de patients traités par ce schéma ont montré une division en moyenne par cinq des formes graves, par rapport aux patients non traités (Doliprane …. ).

Malgré cela, en France, plusieurs médecins ont été poursuivis par la sécurité sociale ou le Conseil de l’Ordre des médecins, y compris le Pr Raoult, pourtant mondialement reconnu, désormais menacé d’excommunication pour avoir traité strictement selon le concept de l’EBM. La cause invoquée ? Pas d’étude scientifique comparative permettant une évaluation correcte : le schéma de l’EBM administrative appliqué par ses gardiens jaloux de leurs prérogatives. Ainsi, il est administrativement interdit aux médecins de faire leur métier.

Alors, imaginons. Un patient atteint du Covid — donc qui a peur de mourir — face à un médecin qui va lui proposer une expérimentation en double aveugle compatible avec les standards livresques. Le médecin ne doit pas savoir si ce qu’il propose au patient est un traitement ou un morceau de sucre. Il doit l’expliquer au malade. Celui-ci doit signer son consentement éclairé prouvant son acceptation de risquer d’être traité par un morceau de sucre alors qu’il a peur de mourir. Outre l’inhumanité d’un tel processus, il risque d’y avoir un certain nombre de médecins qui terminent aux urgences de traumatologie…

De plus, si quelques patients acceptaient une telle supercherie, ils seraient certainement minoritaires donc sélectionnés par rapport à une population « standard », donc non représentative, ce qui constitue un biais statistique majeur… Rappelons que les études en double aveugle servent à comparer deux (ou plus) types de traitements pour déterminer le meilleur pour une pathologie donnée, mais jamais au grand jamais un traitement contre rien. Dans le cas d’une épidémie, l’analyse de grandes séries permet d’imprimer des directions thérapeutiques, ce d’autant que dans le cas présent, les premiers patients n’ont eu qu’antipyrétiques et bonnes paroles — c’est suffisant pour un groupe-témoin.

De plus, cette recherche forcenée « du » médicament qui réglerait tout (Essai Discovery qui est en train de s’effondrer, car personne n’inclut plus de malades sauf les Français…) relève de la pensée magique et pas de la science médicale. Un tel médicament a toutes les chances de ne jamais exister. Il n’existe que dans des cerveaux administratifs. De même pour la litanie du vaccin, qui devrait protéger entre 35 et 70 % au mieux de la population vaccinée… si on est capable de le produire. Vus les masques et les tests, ce n’est pas joué d’avance…

La pratique médicale est faite de l’association de connaissances, d’observation et d’acceptation du malade, en fonction de quoi on suit (notion de durée et pas d’immédiateté) un traitement qui peut varier en fonction des résultats observés. Ce schéma pratique est également valable pour toute activité humaine et pour une société. Les solutions « clés en mains » n’existent pas. « On » l’a visiblement oublié pour des raisons multiples. On risque ainsi de se retrouver avec une médecine — définitivement — détruite, une société détruite, sans plus savoir ce qui nous est arrivé ni comment réagir, autrement que par les multiplications réglementaires qu’on nous invente tous les jours. La facture risque d’être insupportable.

Pierre de ANDOLENKO

Médecin

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