La Covid-19 a pris à contre-pied la stratégie hospitalière menée par l’État (gauche et droite confondues) depuis trente ans. Pour comprendre le désastre, un peu d’histoire est nécessaire.

Depuis le début des années 1990, tous les gouvernements ont considéré que l’hôpital public ne devait plus être synonyme d’hospitalisation. Un patient arrivé le matin devait être diagnostiqué à midi, opéré à 15 heures et déposé à son domicile ou dans une structure de soins de suite le soir même. Ce virage dit « ambulatoire » a nécessité deux techniques.

La première a été financière : la traditionnelle dotation budgétaire a été remplacée par le financement à l’activité (T2A). Plus les patients étaient nombreux à se succéder sur le même lit d’hôpital, plus l’hôpital gagnait de l’argent.

La seconde technique a consisté à supprimer des lits d’hospitalisation. Entre 2000 et 2019, 112 petits hôpitaux – sur un total de 3 120 – ont été fermés. Sur la même période, pour les hôpitaux maintenus en activité, plus de 91 000 lits (20 %) ont été supprimés. Selon l’OCDE1, la France disposait encore en 2019 de 392 600 lits d’hôpital contre 480 000 environ il y a vingt ans.

Cette politique de compression des dépenses a eu trois effets secondaires dévastateurs.

Le premier a été la prolifération des structures de contrôle au détriment des structures de soins : moins de médecins, mais plus de fonctionnaires. Le second a été une chute dramatique du moral des soignants2 : arrêts de travail et grèves d’infirmières et d’internes, démissions (ou menaces de démission) de chefs de service, multiplication des retraites anticipées, postes qui demeurent vacants… Les suppressions de lits dans certains hôpitaux sont aujourd’hui autant la conséquence d’une pénurie de personnel soignant qu’un choix administratif. Enfin, troisième effet, la politique de réduction des coûts a entraîné un sous-investissement dans la recherche biomédicale : « moins 25 % en dix ans3 », a reconnu Emmanuel Macron devant le Conseil stratégique des industries de santé. La baisse de l’effort de recherche a fait que la France a été incapable de produire un quelconque vaccin ou médicament innovant contre la Covid.

La Covid comme révélateur

La Covid a révélé d’un seul coup l’inanité de cette stratégie des flux tendus. Les services de réanimation conçus pour absorber des flux très réduits de patients (5 000 au maximum au plan national) ont été submergés. Pour accueillir les malades en détresse respiratoire, les hôpitaux publics et privés ont été contraints de déprogrammer les soins « non indispensables ». Ils ont aussi dû parfois arbitrer entre les patients très vieux et les moins vieux. D’où une hécatombe de personnes très âgées, abandonnées sans soins en maison de retraite. Le 14 avril 2020, 32 131 personnes en détresse respiratoire étaient prises en charge sur une durée impossible à prévoir dans plus de 600 établissements de santé, publics comme privés.

À la mi-avril, dans les régions les plus impactées, le nombre de lits disponibles a dû être augmenté : +158 % dans le Grand Est, +138 % en Île-de-France, +250 % en Corse, +121 % en Auvergne-Rhône-Alpes… En quelques mois, la France est passée de 5 000 lits en réanimation à 10 0004. Cette fulgurante progression du nombre de lits de réanimation s’avérant parfois insuffisante, des transferts de patients ont dû être organisés. Entre le 13 mars et le 10 avril 2020, 660 patients ont fait l’objet d’une évacuation sanitaire à partir des régions Île-de-France, Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté et Corse en direction des régions Nouvelle-Aquitaine, Pays de la Loire, Suisse, Centre-Val de Loire…

Les lits en réanimation n’ont pas été les seuls à faire défaut. Les équipements de protection (masques et blouses) qu’il était moins coûteux d’acheter en Chine ont soudain manqué en raison d’une hausse de la demande mondiale. Pour équiper l’hôpital en masques, Santé publique France (SPF) a dû traquer et réquisitionner les stocks privés et publics (communes, entreprises…) afin de les réserver aux seuls établissements de santé. Entre le 24 février et le 16 mai, 582 millions de masques ont ainsi été réquisitionnés pour le secteur hospitalier. Le stock de respirateurs disponibles avant la crise (12 000 appareils5 environ) a dû être doublé. Air Liquide, Schneider Electric, PSA et Airbus ont été mobilisées pour fabriquer de nouveaux respirateurs. Certains curares6 et hypnotiques7indispensables à la réanimation et au coma artificiel sont apparus comme étant en stocks insuffisants. Début avril 2020, seuls 10 jours de stocks d’hypnotiques étaient disponibles pour la France entière permettant de traiter 8 000 patients avec des doses minimales.

Pour parer à la pénurie de propofol, l’État a finalement autorisé l’usage des médicaments vétérinaires8. Il a aussi ratissé tous les stocks de curares et d’hypnotiques pour les redistribuer aux hôpitaux en fonction des urgences. La rupture sèche a été évitée mais fin mai 2020, les approvisionnements sont demeurés insuffisants au regard des besoins.

Bref, ce système hospitalier que plusieurs générations d’énarques ont jugé lourd, onéreux et disproportionné avant la pandémie s’est révélé sous-dimensionné et sous-équipé face à la Covid-19. Pour éviter que le maillon hospitalier cède sous les coups du virus chinois, c’est toute la société française qu’il a fallu confiner à domicile.

La santé ? Non, la recherche d’abord !

Le 13 mars 2020, Emmanuel Macron, avec solennité, a tiré les leçons de la crise. À la télévision, il a affirmé qu’il « faudra demain (…) interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Le président de la République a ajouté : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Ce constat lucide n’a pourtant entraîné qu’un revirement stratégique partiel. La stratégie de suppression de lits d’hospitalisation s’est poursuivie sans discontinuer. Le 5 avril 2020, le directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) du Grand Est, Christophe Lannelongue, a provoqué un scandale9en confirmant un plan de suppression de 174 lits et de 598 postes au Centre hospitalier de Nancy. En octobre 2020, plus de 20 lits étaient fermés à Metz10. Le 22 juin 2021, Force ouvrière (FO) a dénoncé11 la suppression de plus de 1 800 lits d’hospitalisation sur le seul premier trimestre de l’année 2021.

En revanche, deux changements fondamentaux ont été impulsés. Fin juillet 2021, pour enrayer l’hémorragie de personnel soignant, le gouvernement a annoncé un plan de revalorisation des salaires hospitaliers de 8,2 milliards d’euros par an. Le second a concerné la recherche biomédicale. Fin décembre 2020, une loi de programmation pluriannuelle pour la recherche (LPPR) a voté un engagement de 25 milliards d’euros supplémentaires sur les dix prochaines années pour restaurer la « souveraineté scientifique12 » de la France.

Dans un discours programmatique prononcé le 29 juin 2021 devant le Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), une structure de concertation entre l’État et les laboratoires pharmaceutiques, Emmanuel Macron n’a pas regretté le sous-équipement hospitalier et n’a pas prononcé d’excuses pour les dizaines de milliers de personnes âgées mortes, abandonnées à elles-mêmes dans les maisons de retraite. Le Président n’a pas promis non plus de rééquiper les hôpitaux en lits et en personnel pour leur permettre d’encaisser le choc d’un prochain virus en provenance du Congo ou échappé d’un laboratoire militaire chinois. Non, Emmanuel Macron a seulement regretté l’incapacité de Sanofi, de l’institut Pasteur ou de l’Inserm à proposer un vaccin innovant aux côtés de Pfizer ou d’AstraZeneca. Il a donc exigé que les hôpitaux se transforment en « clusters santé », un terme qui signifie que les médecins hospitaliers devront intégrer des unités de recherche pluridisciplinaires aux côtés des chercheurs (Inserm, CNRS, institut Gustave-Roussy…) et des laboratoires pharmaceutiques. « On doit réussir à décloisonner. C’est l’esprit complet de la LPPR », a déclaré Emmanuel Macron qui s’est pris à rêver que la France produise d’ici 2025, « au moins cinq nouveaux bio-médicaments » en oncologie, en thérapie génique notamment.

Sous Emmanuel Macron, l’hôpital public, ce pachyderme à bout de souffle, a pris un tournant fondamental : il ne doit pas seulement coûter moins cher, il doit aussi rapporter. Sa mission n’est plus d’amortir les chocs sanitaires pour que la société continue de fonctionner, mais de profiter d’une population de cobayes pour tester rapidement de nouvelles molécules et mettre sur le marché des médicaments innovants. Ni la recherche ni l’hôpital ne sont mis au service du bien-être général ; en revanche le patient, lui, est mis au service des laboratoires.

Notes

1https://stats.oecd.org/Index.aspx?ThemeTreeId=9&lang=fr

2Rapport Couaneau sur « L’organisation interne de l’hôpital », www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i0714.asp

3Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur la stratégie innovation santé 2030, au Conseil stratégique des industries de santé à Paris le 29/06/2021.

4Rapport parlementaire du 03/06/2020 sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de coronavirus Covid-19.

5Idem.

6Cistaracurium, atracurium, rocuronium.

7Midazolam, propofol.

8Décret n° 2020-393 du 02/04/2020.

9« Le DG de l’ARS Grand Est remercié après ses propos sur les suppressions de postes au CHRU de Nancy », lequotidiendumedecin.fr, 08/04/2020.

10« Fermeture de lits à Tivoli : le personnel dénonce la mise en danger des patients », republicain-lorrain.fr, 08/10/2020.

11« Fermeture de 1 800 lits en 2021 : Force ouvrière demande un “changement radical d’orientation hospitalière” », lequotidiendumédecin.fr, 22/06/2021.

12Mots prononcés par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation à l’Assemblée nationale, 21/09/2020.

Yves MAMOU

Journaliste

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Par Yves Mamou.

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