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À l'Ouest, du nouveau...
OPINION. Le mastodonte Netflix a mis en ligne il y a quelques jours une nouvelle adaptation cinématographique du célèbre A l’Ouest rien de nouveau (1929), de l’écrivain allemand Erich Maria Remarque. Cette adaptation signée par le réalisateur germano-américain Edward Berger a intéressé l’historien militaire Sylvain Ferreira.
Le 28 octobre dernier sortait sur Netflix la troisième adaptation du roman d'Erich Maria Remarque "À l'Ouest, rien de nouveau" - Im Westen nichts Neues - paru en 1929. Profondément marquée pour le pacifisme, l'œuvre a connu un succès dès sa sortie en librairie et a été adaptée dès 1930 au cinéma par Lewis Milestone. Avec l'accession au pouvoir d'Hitler, Remarque et son ouvrage seront mis à l'index par les nazis qui iront jusqu'à brûler le roman lors de leurs autodafés en mai 1933. Il faudra ensuite attendre 1979 pour voir l'histoire de nouveau adaptée pour les écrans, cette fois sous forme de téléfilm sous la direction de Delbert Mann. Cette adaptation a marqué toute une génération grâce, notamment, à la prestation d'Ernst Borgnine dans le rôle de Katczinsky, le chef de groupe. Cette troisième adaptation signée par le réalisateur germano-américain Edward Berger est, disons-le d'emblée, la plus libre des trois, mais elle conserve l'essentiel du message de Remarque : le pacifisme, tout en le présentant d'une manière extrêmement forte et sobre à la fois. Si, comme dans le roman, nous suivons un groupe de jeunes étudiants allemands, dont le héros Paul Baümer, initialement plongés avec enthousiasme dans l'enfer des tranchées en 1917, l'essentiel de l'action se déroule entre le 7 et le 11 novembre 1918 alors que la clairière de Rethondes devient le centre du monde. Cette liberté prise par rapport à l'œuvre de Remarque permet ainsi au réalisateur d'aborder la thématique essentielle de la fin de la guerre pour les Allemands : le mythe du coup de poignard dans le dos. Mais nous y reviendrons. Les scènes à l'arrière du front alternent avec les combats dans les tranchées, le tout avec beaucoup d'intelligence, de sobriété et même une certaine poésie. Cela permet notamment de mettre en lumière la camaraderie qui cimente le groupe. Cette camaraderie unanimement évoquée par tous les anciens combattants de ce conflit comme le principal pilier qui leur a permis de tenir et d'endurer le pire. Les rapports des soldats allemands avec les civils français mais aussi avec leurs familles sont également évoqués, là encore avec finesse et réalisme.
Le mythe du coup de poignard dans le dos
En prenant la liberté de replacer le récit de Remarque dans les tout derniers jours de la guerre, le réalisateur germano-américain en profite pour aborder un thème ô combien épineux dans l'historiographie allemande des années 20 et 30 : le mythe du coup de poignard dans le dos. En alternance avec l'histoire du groupe de Paul, Edward Berger met en scène la délégation allemande menée par Matthias Erzeberger. Celle-ci, mandatée par le commandement suprême de l'armée impériale (OHL) doit obtenir un armistice avec les Alliés pour mettre un terme à l'hécatombe qui saigne à blanc la jeunesse allemande. Cette évocation là encore pleine de subtilité et de sobriété permet de comprendre comment les généraux allemands ont littéralement abandonné au pouvoir civil les négociations dans lesquelles "les sociaux-démocrates allemands nous dépouillent de nos défenses en acceptant un armistice perfide" selon les termes du général Friedrichs qui commande le régiment de Paul. Cet abandon n'a qu'un seul but : faire peser la défaite sur les seules épaules des civils alors que ce sont pourtant les deux principaux représentants de l'armée, Hindenburg et Ludendorff, qui dirigent l'Allemagne depuis août 1916 et ce sont eux les responsables de la défaite incontestable des armées allemandes en 1918 [1]. On sait que très rapidement, les communistes allemands puis les juifs viendront s'ajouter à cette liste des responsables d'une défaite qui n'était absolument pas la leur.
La pornographie de la guerre
À la sortie de "1917", j'avais souligné l'absence d'un phénomène essentiel dans le film de Sam Mendes : la mort donnée par les combattants de la Grande Guerre [2]. Le film se concentrait alors sur une traversée certes très immersive du no man's land créé par la terrible opération "Alberich" en mars 1917 [3] mais ne donnait pas grand-chose à voir de la nature des combats et de leur influence sur les combattants. Ici, nous sommes enfin confrontés dans la durée du film à cette terrible réalité évoquée sous toutes les formes par les écrivains combattants. Tout d'abord, grâce à des travellings à hauteur d'hommes, le réalisateur nous confronte au courage individuel du soldat, courage d'une nature nouvelle à l'époque, qui doit se lancer, avec ses camarades, à l'assaut dans le no man's land tout en étant pourtant bien seul face au déluge de feu qui tente de l'arrêter dans sa course vers les tranchées adverses. Mais cette présentation n'est pas novatrice en soi, on la trouve dans d'autres films sur la Grande Guerre comme dans "Un long dimanche de fiançailles" par exemple. Ce qui est intéressant c'est qu'au bout de cette ruée folle, le soldat survivant aborde l'ennemi, les Français en l'occurrence, au corps-à-corps. Les combats à bout portant à la grenade et à l'arme blanche, notamment les pelles, sont d'un réalisme total et leur violence dépasse en intensité et en durée celle déjà mise en scène dans "Les fragments d'Antonin". Grande nouveauté, le courage des combattants face à deux des grandes innovations meurtrières du conflit : le char et le lance-flammes. Tout d'abord, le char – Saint-Chamond français – dont la présence se fait ressentir par les vibrations du sol avant même que les combattants ne l'aperçoivent. Le char hermétique aux tirs des Mauser qui poursuit inexorablement sa course en mitraillant et tirant avec son canon de 75 sur le groupe de Paul, totalement démuni. Le char qui parvient à franchir la tranchée tenue par les Allemands et qui crache un feu meurtrier sur les fantassins désormais sans protection en prenant en enfilade la tranchée avec ses deux mitrailleuses latérales. Ensuite, le lance-flammes qui vient achever le travail des chars en incendiant les éventuels survivants. Sans tomber dans le spectaculaire et le grandiloquent qui polluent les films de guerre les plus récents, Berger nous montre ici l'innommable et son impact à la fois sur les corps totalement démunis, mais aussi sur les âmes de ceux qui en réchappent physiquement. Il nous permet de voir comment les combattants confrontés à de telles horreurs réagissaient et surtout comment leurs réactions oscillaient parfois entre un découragement total quasi dépressif et une soif du sang et de mort sans qu'on puisse savoir précisément comment ils passaient d'un état à un autre [4].
En mettant ainsi en avant la mort donnée ET reçue sous toutes ses formes et dans toutes les circonstances, Berger est fidèle à l'esprit de Remarque qui avait compris que, pour mieux dénoncer les horreurs de la guerre et les errements de l'âme humaine qu'elles provoquaient, la meilleure méthode consistait à les dépeindre sans voile faussement pudique, en les exposant brutalement sous nos yeux. Les quelques erreurs historiques (troupes coloniales françaises en bleu horizon mélangées avec des troupes métropolitaines, emploi des Saint-Chamond en contre-attaque d'une position retranchée en 1918, etc.), ne doivent pas perturber l'historien ou le spectateur qui trouveront dans ce film une évocation puissante et rare du visage immonde mais réaliste de la Grande Guerre.
[1] Ferreira, Sylvain, L'inévitable défaite allemande, Lemme Edit, 2018
[2] https://ideespourlhistoire.blogspot.com/2020/01/1917-et-apres-une-realisationexceptionn.html?q=1917
[3] https://ideespourlhistoire.blogspot.com/2014/04/souviens-toi-dalberich-oui-souvenons.html
[4] Jankowski, Paul, Verdun, Gallimard, 2013