Pierre-André Taguieff : « Les complotistes sont à la fois ultra-suspicieux et ultra-crédules. »
ENTRETIEN. Politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff produit depuis de nombreuses années un travail de référence sur la thématique du complotisme. Dans Théories du complot, populisme et complotisme (éd. Entremises), il interroge les mutations contemporaines du phénomène à l’aune des bouleversements politiques.
Front populaire : Les complotistes sont frappés d’une « asymétrie cognitive », dites-vous. En quoi ?
Pierre-André Taguieff : Pour répondre à votre question, je dois brièvement rappeler mon modèle théorique de la pensée complotiste. Cette dernière est fondée sur cinq principes ou règles d’interprétation des événements :
1° Rien n’arrive par accident ; 2° Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées ; 3° Rien n’est tel qu’il paraît être ; 4° Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte ; 5° Tout ce qui est officiellement tenu pour vrai doit faire l’objet d’un impitoyable examen critique visant à le réduire à des croyances fausses ou à des mensonges.
C’est la règle de la critique dérivant du soupçon systématique, ou plus exactement celle de l’hypercritique s’appliquant à tout discours officiel. Or, loin de tout passer au crible de la critique, les complotistes ne s’attaquent qu’aux versions « officielles », ou perçues comme telles, qui sont données des événements. On observe donc une « asymétrie cognitive » chez les complotistes qui, surtout depuis le 11-Septembre, font preuve d’un extrême esprit critique envers la version officielle d’un quelconque événement en même temps que d’une extrême crédulité vis-à-vis des « théories du complot » se présentant comme des explications « alternatives ». Les complotistes sont donc à la fois ultra-suspicieux et ultra-crédules.
FP : Internet est à la fois le lieu d’une certaine libre expression et celui de l’épanouissement des théories du complot. Peut-on sortir de cette aporie ?
PAT : La plupart des complotistes contemporains recourent à un type d’argumentation sophistique bien connu, qui consiste à multiplier les références ou les « preuves » supposées convergentes, aussi disparates soient-elles, pour paralyser la capacité d’examen critique du lecteur ou de l’auditeur. À peine ce dernier a-t-il mis en évidence une erreur factuelle, une imputation erronée, un amalgame polémique ou un raisonnement fallacieux qu’il se...