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[Jacques Sapir] Comment sortir de la guerre en Ukraine ? (Partie 1)

Jacques SAPIR

11/10/2023

CONTRIBUTION / ANALYSE. Dans cette première partie d'une analyse qui en comptera au total cinq, l'économiste Jacques Sapir, observateur attentif et rigoureux du monde russe, s'attache à définir la nature de la guerre russo-ukrainienne. PARTIE 2 À LIRE ICI

[Jacques Sapir] Comment sortir de la guerre en Ukraine ? (Partie 1)


La guerre en Ukraine semble s’éterniser. Les pertes des deux côtés, tout en restant largement nimbées de mystère, sont très lourdes. Alors que la « contre-offensive » ukrainienne s’avère être un échec coûteux, mais aussi que cette guerre entraine des changements considérables dans la situation géostratégique mondiale, plus que jamais une solution politique s’impose. Elle devrait unir toutes les énergies des personnes raisonnables en Europe et dans le monde. Pour comprendre l’urgence de cette solution, il convient d’explorer le contexte politique, de tenter d’arriver à un décompte des pertes humaines et enfin de dessiner ce à quoi pourrait ressembler cette solution politique.


La nature de cette guerre


La guerre ne se résume pas à la décision du gouvernement russe d’entrer en Ukraine, décision naturellement condamnable comme je l’ai écrit en février 2022 (1). Elle s’enracine, aussi, dans une course vers l’abîme dans laquelle le nationalisme identitaire ukrainien et le jeu politique des États-Unis ont une part au moins égale de responsabilité (2). Le rôle de l’extrême-droite ukrainienne dans les événements du dernier Maidan, qui provoqua la fuite du président Yanoukovitch (alors qu’un accord avait été conclu (3)), son implication dans le tir des « snipers » qui provoquèrent 49 morts et 157 blessés est désormais démontré (4). Cette provocation, qui ne fut jamais jugée, fut le réel début de ce qui apparait de plus en plus comme une guerre civile en Ukraine. On ne peut donc exclure le contexte général.

La responsabilité conjointe de l’extrême-droite ukrainienne et de la politique du gouvernement des États-Unis a été reconnue par John Mearsheimer, le grand spécialiste des relations internationales, depuis le début du conflit (5). Mearsheimer avait, dès 2014, mis en garde les États-Unis au sujet de l’Ukraine, que ce soit dans sa tribune du New York Times du 13 mars 2014 (6), ou que ce soit dans celle du 8 février 2015 où il prenait position contre un soutien militaire à l’Ukraine (7).

Aujourd’hui, alors que des négociations s’étaient engagées dès mars 2022 entre Russes et Ukrainiens, la décision de Kiev de rompre ces dernières en avril, sans doute sous la pression de certains pays de l’OTAN (8), a fait basculer le sens de cette guerre. Celle-ci a changé de nature. Il est alors devenu progressivement évident que cette guerre était une « guerre par procuration » entre l’OTAN et la Russie. Les livraisons de munitions, d’armes, mais aussi de renseignements et de désignation de cibles, par l’OTAN ont fait durer cette guerre, à un coût atroce pour le peuple ukrainien. Cette guerre a pris progressivement la tournure d’une confrontation brutale non plus simplement entre la Russie et l’Ukraine, mais entre les pays du « Sud collectif » comme aime à le rappeler le discours officiel russe et un « Occident collectif ». Les récents événements en Afrique nous le rappellent.

Ce point est important. Les dirigeants russes savaient qu’à partir du moment où le conflit prendrait de plus en plus explicitement la tournure d’un affrontement entre leur pays et l’OTAN par le biais d’une Ukraine interposée, ils pourraient compter sur le soutien, explicite ou implicite, d’un grand nombre de pays mais aussi – et c’est un point capital – de leur population. La montée de ce qu’il faut bien appeler un « anti-russisme » fanatique dans les pays occidentaux a aussi largement contribué à souder la population russe autour de ses dirigeants. Sur le fond, cette prédiction d’un soutien, ou d’une neutralité bienveillante, à la Russie s’est manifestée. Dans un premier temps, cela a permis à la Russie de contourner les effets des sanctions (9). Mais, dans un second temps, cela a permis à une alliance sino-russe de se présenter comme une alternative mondiale à l’hégémonie occidentale, et essentiellement à l’hégémonie américaine.

Sur ce point, les contacts que j’ai pu avoir de 2017 à 2021 avec des économistes russes, mais aussi avec des personnes proches du « cercle du pouvoir » me font penser que l’une des raisons du gouvernement russe de s’engager dans ce qu’il appelle une « Opération Militaire Spéciale » pourrait être que l’engagement indirect de l’OTAN, s’il devait se matérialiser, permettrait d’accélérer la constitution de ce « front » anti-occidental. Que cela ait été pensé avec précision ou que cela ait été improvisé devant les événements, nous sommes bien désormais dans un scénario d’affrontement entre « blocs ». De ce fait, la guerre en Ukraine est devenue en fait une « lutte existentielle » pour l’Occident, et pour les États-Unis ainsi que le soutient John Mearsheimer (10).

Dès lors se pose une question : comment les dirigeants occidentaux ont-ils pu commettre de telles erreurs quant aux capacités russes, qu’elles soient économiques, militaires et politiques, erreurs qui sont en miroir avec celles des dirigeants russes quant à la résilience du gouvernement ukrainien ? Comprendre ces erreurs est nécessaire pour comprendre l’impasse dans laquelle nous sommes.



Notes

1 Voir ma tribune publiée le 28 février 2022 sur le site du journal Marianne, https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/jacques-sapir-pour-sortir-de-la-guerre-il-faut-une-ukraine-independante-et-neutre

2 Voir l’interview de John Mearsheimer dans The New Yorker, 1er mars 2022, https://www.newyorker.com/news/q-and-a/why-john-mearsheimer-blames-the-us-for-the-crisis-in-ukraine?fbclid=IwAR0O5pwL_u-s4rz8fq3KkyGLMV6dCWTbdGu5v9P5AWtKriPf-L942fjbJ18

3 Sapir J., « La vérité sur Maidan » note publiée sur le blog RussEurope, 19 novembre 2014, https://russeurope.hypotheses.org/3040 . Voir aussie, Sapir J., « Provocation à Kiev ? », note publiée sur RussEurope, le 5 mars 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2051

4 Katchanovsky I., The “Snipers’ Massacre” on the Maidan in Ukraine, Paper prepared for presentation at the Annual Meeting of American Political Science Association in San Francisco, September 3-6, 2015, and revised (2017).

5 The Economist, 11 mars 2022, “John Mearsheimer on why the West is principally responsible for the Ukrainian crisis”, https://www.economist.com/by-invitation/2022/03/11/john-mearsheimer-on-why-the-west-is-principally-responsible-for-the-ukrainian-crisis

6 Voir https://www.mearsheimer.com/wp-content/uploads/2019/06/Getting-Ukraine-Wrong.pdf

7 https://www.mearsheimer.com/wp-content/uploads/2019/03/Dont-Arm-Ukraine-The-New-York-Times.pdf

8 https://news.antiwar.com/2022/08/31/report-russia-ukraine-tentatively-agreed-on-peace-deal-in-april/

9 Voir, SILVERADO, China’s Export to Russia: Overall Trends and Key Products”, https://silverado.org/news/silverado-china-s-exports-to-russia/

10 https://nypost.com/2023/05/28/ukraine-war-is-an-existential-struggle-for-the-west/



Crédits illustration :  © Tasos Katopodis/UPI/Shutterstock/SIPA

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