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Uber Files : « La prétendue liberté acquise par les travailleurs ubérisés n’est qu’un leurre »
ENTRETIEN. Normalien et agrégé en économie et gestion, Laurent Izard s’intéresse aux mutations du travail, notamment dans son dernier livre A la sueur de ton front (éd. L’Artilleur, 2021). Nous l’avons interrogé suite aux révélations « Uber Files » du Monde.
Front Populaire : Vous avez découvert ce week-end comme tous nos concitoyens les Uber Files. Sans statuer imprudemment sur le fond, avez-vous été étonné par ces révélations ?
Laurent Izard : Reconnaissons à Emmanuel Macron le mérite d’avoir toujours cherché à favoriser une certaine dynamique économique, qui repose sur une simplification des réglementations, une recherche de fluidification des marchés, une défiance à l’égard des monopoles et une bienveillance à l’égard des nouveaux modèles d’entreprises qui ont fait leurs preuves outre-Atlantique. Cela fait partie du principe de « start-up nation ». Il n’y a donc pas lieu d’être surpris lorsque l’on apprend qu’en tant que ministre de l’Économie, il a favorisé l’implantation en France d’entreprises ubérisées et en particulier d’UberPop, une intervention qu’il reconnait et qu’il dit « assumer à fond ».
À mon sens, ce processus n’est pas en lui-même condamnable dès lors que trois conditions sont remplies :
1. Les démarches des dirigeants des entreprises ubérisées, des membres du gouvernement et des multiples intermédiaires se doivent de respecter strictement la légalité et un minimum de transparence. La difficulté tient ici au fait que la frontière entre le lobbying et certaines pratiques illégales, notamment de corruption, peut se révéler poreuse, comme on le découvre à propos du processus d’implantation en Russie de l’entreprise Uber.
2. L’installation en France d’entreprises ubérisées ne doit pas conduire à contourner ou à modifier arbitrairement le droit, et en particulier le droit du travail, au détriment des « employés » d’Uber ou des autres acteurs concernés (chauffeurs de taxis…).
3. Le nouveau rapport de travail induit par le modèle Uber doit générer une relation gagnant/gagnant entre les entreprises concernées et leurs « employés ». Ces derniers doivent bénéficier de garanties, comparables à celles des salariés en CDD ou en CDI. Il appartient d’autre part à l’entreprise ubérisée de présenter des garanties pour ses clients, notamment en termes de sécurité et de qualité des prestations.
Je laisse à chacun le soin de juger si ces conditions ont été respectées...
FP : Comment expliquez-vous la facilité avec laquelle une société comme Uber s’est imposée en quelques années dans divers secteurs du transport privé ?
LI : Il est indéniable que les entreprises ubérisées proposent une offre de services qui répondent à une demande réelle : le succès d’Uber, Airbnb, Amazon Publishing, Deliveroo ou Blablacar, repose sur un service client rapide, financièrement sécurisé, simple, et sur des prix souvent très inférieurs à ceux des entreprises classiques. Ces nouvelles entreprises contribuent à dynamiser l’économie et à créer (quelque peu artificiellement) de nombreux emplois. Mais ce modèle accentue le morcellement et l’individualisation de l’activité professionnelle, bouleverse les modèles sociaux, juridiques et fiscaux classiques et fragilise des pans entiers de l’économie traditionnelle. Quant au travailleur ubérisé, il renonce, sans en prendre conscience, à plus d’un siècle d’acquis sociaux et accepte une précarité ordinaire qui, dans certains cas (accidents, maladies…) peut se révéler catastrophique. L’ubérisation a en outre généré l’apparition d’un nouveau profil de travailleur : les « slashers ». Ce terme désigne les actifs qui n’ont pas d’employeur fixe, mais cumulent plusieurs activités professionnelles. La nécessaire coupure entre activité professionnelle et loisirs disparaît, la protection sociale reste souvent quasi absente, et le lien social avec une entreprise et un environnement de travail défini s’efface pour privilégier un individualisme pernicieux. Autre fléau lié à l’ubérisation, des milliers de livreurs ont recours à la « sous-traitance », en confiant une partie de leurs missions à des enfants de 11 à 15 ans…
Toutefois, le chômage de masse, le management agressif pratiqué dans certaines entreprises, les contraintes de productivité qui, en bout de chaîne, se répercutent sur les salariés ont contribué au succès du modèle : les entreprises ubérisées n’ont en effet eu aucun mal à trouver une main-d’œuvre docile et motivée. À titre d’exemple, j’évoque dans mon livre le cas de Paul, 26 ans, qui travaille à Dijon pour une plateforme de livraison à domicile de produits traiteurs. Six jours par semaine, Il arpente les rues du centre-ville, qu’il connaît par cœur, pour distribuer les paniers-repas aux clients dont les coordonnées sont précisées sur son Smartphone. Paul ne s’en cache pas, il aime son job. D’abord parce qu’il lui permet d’avoir une réelle liberté sur les jours et horaires de travail : il lui suffit d’indiquer à l’avance sur le site ses jours et horaires de livraison (entre 5 et 6 heures par jour précise-t-il). Ensuite parce que son revenu mensuel, s’il n’est pas très élevé, dépasse largement le SMIC qu’il percevait en tant que manutentionnaire dans un entrepôt. Et surtout parce qu’il se sent délivré d’une organisation du travail et d’une hiérarchie pesantes qui lui donnaient l’impression d’être « une sorte de robot obéissant ». Pour Paul, peu importe s’il ne bénéficie d’aucune sécurité de l’emploi ni de couverture sociale en cas d’arrêt maladie ou accident du travail. Quant à la retraite et aux congés payés, il n’y pense même pas. Il faut dire que la majorité des micro-entrepreneurs ou travailleurs free-lance « ubérisés » ont connu, comme Paul, une situation de chômage avant de créer leur entreprise. De ce fait, ils ne sont pour la plupart que peu exigeants sur leurs conditions de travail et acceptent une protection sociale minimaliste.
En ce qui concerne UberPop, le concept a permis à de nombreuses jeunes (ou parfois moins jeunes…) d’accéder à une activité de transport privé de personnes sans avoir à acheter la fameuse « plaque » dont le prix dépasse les 100 000 euros à Paris et sans passer l’examen du certificat de capacité professionnelle …
FP : Dans votre ouvrage A la sueur de ton front, vous examinez les nouvelles formes de la souffrance au travail. On a aujourd’hui l’impression que, pour les travailleurs peu qualifiés, il faut désormais choisir entre chômage et souffrance au travail. Le tableau est-il si noir ?
LI : Observons tout d’abord que la souffrance au travail ne concerne pas que les travailleurs les moins qualifiés : des cadres, médecins, enseignants et même des chefs d’entreprises sont parfois soumis à une forte pression induisant un stress excessif et des problèmes de santé plus ou moins graves. Bien sûr, la charge mentale comme la pénibilité physique sont très variables d’une structure à une autre.
Mais globalement, le nouveau paradigme concurrentiel lié à la mondialisation dans lequel nos firmes évoluent a entraîné une révolution des pratiques managériales censées générer davantage d’efficacité. Ces nouvelles méthodes managériales ont toutefois gravement détérioré les conditions de travail des salariés : car pour survivre dans un environnement international toujours plus concurrentiel, nos firmes doivent en permanence gagner en compétitivité, en premier lieu pour surmonter le handicap structurel d’un coût du travail sans commune mesure avec celui des pays du Sud ou de l’Est. Cette évolution n’est pas sans conséquences pour les salariés qui subissent des pressions à la baisse sur les salaires, des contraintes d’organisation du travail et de rendement parfois insoutenables, et pour beaucoup une insécurité financière permanente… Avec un « travail en miettes », on ne peut que constater une perte de sens du travail, un « mal-être » professionnel décrit par de nombreuses études et, dans les cas extrêmes, des suicides, actes de désespoir révélateurs d’une conception du travail de plus en plus inhumaine, et pour certains insupportable. Mais la pression accrue sur les salariés ne constitue pas la seule manifestation du bouleversement sociétal qui se déroule sous nos yeux. La relation de travail fondée sur le salariat et un contrat de travail stable est en train d’exploser : la multiplication des contrats courts, des auto-entreprises et l’« ubérisation » de nombreux secteurs économiques induisent en effet un changement majeur dans la relation entre l’homme et son travail, générateur de stress et de précarité économique.
FP : Le modèle Uber se développe depuis déjà plusieurs années. Qu’est-ce qui fait sa force ?
LI: Tous domaines d’activité confondus, l’ubérisation désigne un processus par lequel un modèle économique fondé sur les technologies digitales entre en concurrence frontale avec les usages de l’économie classique. Ce modèle économique, importé des États-Unis, repose principalement sur la constitution de plateformes numériques qui mettent en relation directe prestataires et demandeurs, ainsi que sur des applications dédiées qui exploitent la réactivité en temps réel de l’internet mobile.
L'Observatoire de l'ubérisation liste les principaux secteurs où ce système s’impose peu à peu. Outre les chauffeurs privés et les livraisons de repas à domicile, d'autres secteurs revendiquent l'utilisation des nouvelles technologies pour améliorer leurs réponses à la clientèle. Il est désormais facile de demander un crédit à sa banque depuis un train ou d'emprunter à des particuliers avec davantage de souplesse. Il devient possible de faire venir un chef chez soi pour qu'il prépare le repas, d’obtenir une aide juridique en ligne ou d’emprunter le logement de quelqu'un le temps de quelques nuitées. Et l’ubérisation touchera bientôt l’activité industrielle elle-même, avec la généralisation des « fablabs ». La combinaison du recours aux plates-formes de crowdworking, le développement des imprimantes 3D préfigurent l’industrie du futur, des ouvriers ubérisés pouvant produire à la demande et à bas coûts toutes sortes d’objets. Il n’y a pas lieu a priori de condamner en bloc cette évolution qui parait inéluctable. Mais il convient de l’encadrer rigoureusement.
FP: Mais comment encadrer et réglementer un modèle qui repose précisément sur un principe de déréglementation ?
LI: L’ubérisation de l’économie se caractérise effectivement par une déréglementation sauvage des professions et des secteurs ainsi que par un contournement souvent frauduleux et généralisé des règles fiscales et sociales. La prétendue liberté acquise par les travailleurs n’est qu’un leurre : « Des travailleurs indépendants sont devenus dépendants d'algorithmes créés par des plateformes qui n'avaient aucune obligation de les salarier », résume le juriste Pascal Lokiec, professeur de droit à l'université Paris I. Certes, la loi Travail du 8 août 2016 a introduit l’obligation pour les plateformes de prendre en charge une partie de la protection sociale des indépendants qui leur sont affiliés. Et les lois Pénicaud (2017) ou encore la loi Pacte (2019) ont permis de timides avancées à la marge. Mais c’est la Cour de cassation qui a jeté un pavé dans la mare en contraignant pour la première fois une plateforme, en l'occurrence TakeEatEasy, à requalifier un livreur à vélo indépendant en salarié. Une évolution confirmée par un arrêt concernant la société Uber BV. Pour les plateformes collaboratives, il s’agit d’une véritable « bombe » qui remet en question le principe même de leur modèle économique. Et pour le législateur, cette jurisprudence invite à la création d’un statut spécifique que l’on espère davantage protecteur des personnes concernées...
Plusieurs spécialistes considèrent toutefois que le travail indépendant a vocation à se substituer progressivement au salariat. Ce rapport de travail serait-il dépassé ? Un CDI non dénaturé apporte au salarié la stabilité de l’emploi et un revenu régulier lui permettant de fonder une famille et d’être crédible auprès des banques pour obtenir un prêt et acheter un logement. Il permet de donner du sens au travail en associant employeur et employés autour d’objectifs communs. Il crée des liens humains irremplaçables et contribue à satisfaire le besoin d’enracinement dont la philosophe Simone Weil dit qu’il est « le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine ». Pour le professeur Bruno Flacher, le salariat « s’est donc affirmé comme la matrice structurante des rapports sociaux, comme un facteur d’intégration à la société globale. Il procure un statut à l’individu et une place dans la société ; il fournit une identité sociale ». Mais inversement, « la fragilisation du statut salarial est facteur d’exclusion ». Et si la condition des salariés se détériore en raison des nouveaux impératifs concurrentiels, croire que l’on peut sortir du salariat pour « travailler sans contrainte » est un slogan aussi irréaliste que celui des révolutionnaires de mai 68 qui voulaient « jouir sans entrave »… Disons-le clairement : la disparition programmée du rapport de travail classique, impulsée par l’évolution économique, n’est pas un progrès social, mais une catastrophe dont les effets se feront sentir rapidement.