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Jacques Sapir : « Le modèle Uber renvoie à une pathologie de la pensée occidentale »

ENTRETIEN. Dans le cadre des Uber Files, nous avons appris que des économistes avaient un partenariat avec Uber, dont le libéral Nicolas Bouzou, dès 2015. Si l’économiste défend l’indépendance de son cabinet, la pratique interroge sur le poids de l’idéologie dans l’économie. Le point avec Jacques Sapir.

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Front populaire : Au-delà du cas personnel de Nicolas Bouzou, trouver des cautions académiques ou des économistes médiatiques est-il une nécessité pour les grandes entreprises en quête de légitimité ?

Jacques Sapir : En fait, les grandes entreprises recherchent deux choses assez différentes. Certaines recherchent des compétences particulières, individuelles ou collectives, nécessaires au développement de leurs activités. Le centre de recherche que je dirige, le CEMI, a ainsi reçu des financements de Gaz de France, d’Alcatel, de Renault ou de Total, au travers de la Maison des Sciences de l’Homme, de 1993 à 2008. D’autres centres ont été aidés. On est là dans une logique de coopération qui dure plusieurs années. C’est souvent important, car cela permet de financer des thèses (5 dans le cas du CEMI) et de faire fonctionner le centre. Dans certains cas, c’est même officialisé par l’université au travers des conventions CIFRE. On demandait des rapports, des études, qui n’étaient pas faits pour alimenter la presse, mais les services de recherche de ces sociétés. Le travail n’était pas différent de celui que nous pouvions faire dans le cadre de nos recherches ou dans celui d’études demandées par les administrations françaises.

Et puis, d’autres sociétés recherchent ce que l’on peut appeler un « effet de notoriété ». En s’adjugeant les services d’un économiste soit très connu dans le monde académique soit bénéficiant d’une bonne exposition médiatique, elles peuvent espérer se faire connaître et avoir une forme de publicité. C’est bien plus cela que ces entreprises recherchent qu’une légitimité, même si dans certains cas ce n’est pas à exclure. J’ai ainsi été personnellement approché, en 1996, par deux banques russes qui m’ont proposé un poste de « conseiller » dans leur organigramme car elles souhaitaient entrer sur le marché français, et elles pensaient que cela leur donnerait une crédibilité en France. J’ai refusé, car je peux me faire rémunérer pour mes connaissances et mon travail, mais pas pour mon nom.

Alors, si je pense qu’il est tout à fait possible pour un économiste de travailler pour des sociétés du secteur privé (ou public), je pense qu’il y a néanmoins des principes à respecter. Le premier est que le travail doit étre réel, et correspondre à une recherche suivant des principes et des méthodes scientifiques. Le second est que vous vendez un travail et non votre nom ou votre notoriété (qu’elle soit scientifique ou médiatique). Le troisième est que, tant que vous êtes liés par un contrat avec une société, vous devez vous abstenir d’intervenir publiquement sur cette société ou sur son activité.


FP : Le paradigme de la concurrence dont Bouzou et Uber se font les apôtres demeure le modèle dominant dans l’espace politico-médiatique. Or, n’a-t-il pas largement montré ses limites depuis déjà de...

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