Dans un numéro de Front Populaire consacré à l’État profond, la question de la bureaucratie était abordée

de manière très frontale, mais la dimension « profonde » (je dirais existentielle) était, à mon sens, peu traitée.

Les difficultés rencontrées aujourd’hui en France dans la gestion de la pandémie sont souvent mises sur le compte de l’inefficacité de notre bureaucratie, constat suggéré à demi-mots par le président de la République. Mais que signifie exactement « bureaucratie » ? N’est-ce pas un mot-valise facile à mobiliser quand on veut critiquer l’État, voire la République ? Abordons donc cette notion pour en dessiner les contours sociologiques.

Je vous propose un petit voyage en bureaucratie en ayant en comparaison la Chine, car elle a toujours été très en avance sur le sujet, même si les Chinois appellent la France le « pays de la loi » (fà guó) pour la même raison… L’étymologie du terme signifie « pouvoir » (sens de « cratie » du grec kratos) des bureaux, pouvoir de ceux qui occupent les bureaux. Dans sa forme ancienne — en Chine par exemple, dès l’antiquité étudiée par le sinologue Étienne Balazs dans La bureaucratie céleste —, quand la bureaucratie concerne l’État, elle est appelée administration. Mais l’administration n’est pas spécifique à l’État aujourd’hui. Et les penseurs de l’entreprise, — comme Michel Crozier en France par exemple, dans son livre Le phénomène bureaucratique, ou Alfred Chandler aux États-Unis, dans son livre La main visible des managers — ont très vite identifié celle-ci dans les entreprises.

Il y a donc une nature commune à la bureaucratie : celle d’être l’intermédiaire entre les centres de décision et le « terrain » (lieux de production dans les entreprises, lieux de services publics ou de prélèvement d’impôt pour l’État). Pour faire simple, les bureaux se développent quand l’économie devient plus complexe, quand les activités économiques et sociales se spécialisent de...