« Pour les peuples, la colonisation est l’humiliation suprême » : pour une géopolitique des affects – Entretien avec Étienne de Gail
Les nations humiliées s’en souviennent longtemps, souvent davantage que les nations qui les ont humiliées. Et si la vengeance était la chose au monde la mieux partagée ? Et si la passion réglait les affaires du monde ? Et si la colonisation était l’humiliation suprême ?
:max_bytes(300000)/frontpop/2025/06/EDEGAIL-21.jpeg)
F.P. : Vous dites que le sentiment d'humiliation (les passions d’une manière générale) est sous-estimé dans les relations internationales, mais ne vivons-nous pas paradoxalement un âge victimaire où la géopolitique côtoie le moralisme, la diabolisation, l’idéologie de la repentance, en un mot, l’exacerbation des passions ?
Étienne de Gail : Formulé ainsi, le paradoxe est trompeur puisqu’il s’agit de deux réalités distinctes : un tropisme académique d’une part et un phénomène social et politique d’autre part. D’abord, la dimension affective a longtemps été sous-estimée dans l’analyse des relations internationales, et ce pour plusieurs raisons : une défiance envers la psychologisation et les écueils qui lui sont associés ; une persistance tenace de la tradition rationaliste selon laquelle les comportements, choix et décisions des responsables procéderaient d’une rationalité à l’état pur ; ou encore les difficultés méthodologiques liées à la prise en compte de facteurs passionnels, par nature subjectifs. Mais il existe depuis des années des travaux stimulants d’auteurs reconnus privilégiant cette approche – en France, à la suite de Pierre Hassner, Bertrand Badie, Dominique Moïsi et d’autres.
Par ailleurs, l’âge victimaire que vous mentionnez – je parlerais plutôt d’une revanche des passions – est un phénomène politique et social qui, s’il peut influencer l’analyse géopolitique, ne peut lui être assimilé. Vous dites d’ailleurs que ces deux réalités se « côtoient ». Cette exacerbation des passions tient aux différentes raisons que j’avance dans mon livre, et d’autres encore : amenuisement des institutions et des fonctions de la catharsis ; insécurité socioéconomique et culturelle ; disparition d’un avenir politique défini ; péril environnemental ; avènement d’une ère de post-vérité ; manipulations cognitives à grande échelle ; culte de l’autonomie et hyperindividualisation, etc. Il en résulte une sensibilité accrue aux mécanismes de l’humiliation, à laquelle s’ajoute une instrumentalisation plus systématique qu’auparavant des affects collectifs. Un mélange potentiellement explosif qu’il serait...