Une rencontre boulevard d'Inkermann
TÉMOIGNAGE. Cet été, Front Populaire propose à ses lecteurs de partager un souvenir, un morceau de vie ou de France. Avec beaucoup de poésie, l’auteur nous partage ici sa rencontre avec une inconnue un soir d’été sur un boulevard à Neuilly.
Il y a des années entières de ma vie dont je ne me souviens plus, des gens dont je ne sais même pas vraiment, s’ils sont morts ou vivants, d’autres que j’ai vus pendant des années, et dont je serais bien incapable de parler plus d’une minute, alors que ces quelques secondes il y a plus de trente ans, m’éblouissent encore.
Je l’ai rencontrée à Neuilly, Boulevard d’Inkermann, un soir de juillet, en 83. Il y avait ces deux rangées d’arbres que les réverbères éclairaient, et au milieu comme une voûte sacrée, l’allée illuminée, déserte, dorée par cette lumière cuivrée tombant des arbres immobiles. Pas un bruit dans la nuit, il doit être deux, trois heures du matin. Je suis bien, il fait bon, je suis serein, et marche lentement, les mains dans les poches pour ne goûter de cette nuit, que le silence lointain. On perçoit souvent les choses et le temps, quand justement on n’attend rien du moment et des gens, le bien être alors nous entoure et nous porte, on ne sent plus le sol sous ses pieds, ni le poids des autres, mais une légèreté grisante qui nous emporte et nous dépasse, nous transcende et nous donne une infime parcelle du Divin ; c’était ce que nos anciens nommaient l’enthousiasme.
J’allais donc lentement dans cet état de calme et de bien-être, flânant et ne pensant qu’à l’instant. J’aperçus alors loin devant moi, d’abord une ombre, quelque chose avait bougé, et observant avec attention dans cette partie encore sombre du boulevard, je vis bien en effet que quelqu’un marchait dans ma direction, sans y accorder plus d’intérêt. Mes yeux se levèrent à nouveau vers la voûte dorée des arbres de l’allée, et du silence de la nuit qui en descendait. Puis regardant droit devant moi vers l’ombre...