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Pierre-André Taguieff décortique l’extrémisme politique
ENTRETIEN. Personne ne se définit comme « extrémiste » et pourtant le mot fuse dans le débat public, d’un camp à l’autre, d’une polémique à l’autre, depuis maintenant de nombreuses années. Dans son dernier livre, Qui est l’extrémiste ? (éd. Intervalles), le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff a choisi de prendre le mot au sérieux. Entretien.
Front populaire : Vous avez choisi de ne pas vous interroger sur ce qu’est l’extrémisme en substance mais sur « qui » est l’extrémiste. Pourquoi ce pas de côté méthodologique ?
Pierre-André Taguieff : Celui qui est appelé « extrémiste », c‘est toujours l’autre. Et l’on est toujours l’extrémiste de quelqu’un. Ce qui peut être ainsi résumé : « Nous sommes socialistes, vous êtes libéraux, ils sont extrémistes. » Dans ses emplois ordinaires, le mot « extrémiste » est un terme polémique, comme les mots « raciste », « fasciste », « nazi », lesquels fonctionnent désormais comme des termes vides de sens mais remplissent une fonction d’exclusion, d’illégitimation, de diabolisation. Ils illustrent l’opposition entre « nous » et « eux » : « nous », normaux, modérés, respectables, et « eux », anormaux, excessifs, subversifs, inquiétants, intolérables. C’est là mon point de départ.
Analyser le fonctionnement polémique de ce terme qu’on pourrait croire strictement classificatoire et donc censé permettre de situer un groupe ou un individu dans l’espace idéologico-politique, c’est montrer d’abord qu’il relève du répertoire des termes injurieux, qui marquent une distance et témoignent d’une peur mêlée de mépris ou de haine. Dans l’usage courant, sa valeur classificatoire est voisine de zéro. Disons qu’il s’agit d’un terme pseudo-classificatoire et non conceptualisant, employé pour conjurer une menace ou neutraliser un adversaire politique. C’est pourquoi le processus d’extrémisation de l’autre peut et doit être décrit et analysé, indépendamment d’une définition générale de « l’extrémisme », qui reste à construire.
D’où la nécessité de commencer par poser les questions suivantes : Qui est dit « extrémiste » ? Par qui ? Dans quel contexte ? Dans le cadre de quelle stratégie ? En vue de quel objectif ? Il s’agit de partir de l’observable, c’est-à-dire à la fois des extrémistes tels qu’ils sont désignés et des anti-extrémistes qui les désignent, les accusent, les dénoncent, quitte à les calomnier ou les diffamer. Il faut cependant se garder de diaboliser en miroir les dénonciateurs : ceux qui dénoncent des extrémistes ou les extrémismes peuvent être de bonne foi et être dépourvus d’arrière-pensées douteuses. Mais s’ils sont dotés d’une autorité sociale, leur jugement enferment les extrémistes désignés dans une catégorie d’exclusion aux bords flous qui les rend pour le moins suspects, non respectables, infréquentables.
FP : À quoi peut-on reconnaître l’extrémisme en politique ? En tant qu’on est toujours tendanciellement l’extrémiste de son voisin, une telle définition peut-elle prétendre à l’objectivité ?
PAT : En dépit de ces difficultés, et sans chercher à définir quelque chose comme une essence de l’extrémisme, on peut construire un modèle d’intelligibilité de la posture ou du style extrémiste. Je rejoins ici l’analyse du philosophe politique Roger Scruton (décédé le 12 janvier 2020), selon lequel l’extrémisme consiste, pour un sujet : 1° à tirer une idée politique jusqu’à ses limites ultimes, sans considération pour ses éventuelles conséquences indésirables, avec l’intention d’éliminer les objections, voire toute opposition ; 2° à se montrer intolérant à l’égard de toute conception autre que la sienne ; 3° à recourir à des moyens de réaliser des fins politiques sans montrer le moindre respect de la vie, de la liberté et des droits humains des autres. Le recours à la violence, physique autant que symbolique, est ainsi jugé légitime.
Pour rendre opératoire la catégorie d’extrémisme, il faut supposer l’existence d’une connexion entre trois composantes, qui ne sont pas des thèses idéologiques mais des postures ou des orientations : 1° la légitimation de la violence comme méthode de résolution des problèmes politiques ; 2° la banalisation de l’intolérance et du sectarisme ; 3° le basculement dans le fanatisme, impliquant l’intransigeantisme, le manichéisme et le jusqu’au-boutisme, qui supposent de placer la défense de la Cause au-dessus de tout, excluant tout compromis. Plutôt qu’un ensemble de contenus doctrinaux, l’extrémisme désigne donc une tournure d’esprit et une manière d’agir ou de réagir, disons un style de pensée et d’action pour lequel la fin justifie les moyens. S’il est vrai, comme le pensait Julien Freund, que la recherche du compromis fait partie de l’essence du politique, alors l’extrémisme relève de l’impolitique.
FP : On parle parfois de « l’extrême centre », mais la notion paraît contre-intuitive. Est-elle pertinente ?
PAT : Il s’agit là encore d’une expression polémique qui se réduit à un oxymore producteur de confusion. Disons que « l’extrême centre » pourrait désigner le centre le plus mou qui soit imaginable, ou un centrisme ultra-mou, issu du mélange d’une droite dédroitisée et d’une gauche dégauchisée. On peut ainsi imaginer l’apparition d’un nouveau type de monstre politique : le « centrocrate » ou le « médiocrate », illustration de l’animal politique parfaitement déconstruit. C’est là cependant une fable dérivant d’une simple coquetterie rhétorique, non une véritable conceptualisation.
Mais il faut considérer et prendre au sérieux le phénomène politique que le sociologue Seymour Martin Lipset a appelé naguère « l’extrémisme du centre », et l’analyser, notamment dans ses effets pervers. Le principe de mon analyse est le suivant : s’installer confortablement au centre, c’est se présenter comme étranger à tous les excès et à tous les jusqu’au-boutismes, mais aussi comme incarnant la posture du non-idéologue, du pur gestionnaire pragmatique sans convictions idéologiques – ce qui est une fiction. Prétendre occuper la position du « modéré » ou incarner le « juste milieu », c’est la grande ruse de ceux qui veulent pouvoir s’ériger en juges suprêmes du Bien et du Mal, de ce qui est respectable et de ce qui est intolérable. En réalité, la posture du « juste milieu », qui prétend incarner la « normalité » en politique, pathologise toute opposition et instaure la tyrannie douce des pseudo-modérés, qui dénoncent et condamnent les « déviants » avec bonne conscience, masquant ainsi leur intolérance par des appels à la tolérance. Les extrémismes du centre se transforment souvent en fanatiques du centre, pour lesquels la fin justifie les moyens. À cet égard, on peut les identifier comme des extrémistes.
FP : Les fascismes historiques sont morts depuis plus de 70 ans mais notre société n’a, sur le papier, jamais autant combattu l’extrémisme. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
PAT : Un fois qu’un diable a été inventé, il ne cesse de hanter l’imaginaire social, à travers des contextes historiques pourtant très différents. Aujourd’hui, s’il existe plusieurs diables à dénoncer, certains sont jugés plus diaboliques que les autres. Les discours de dénonciation sont régis par une hiérarchie des extrémismes diabolisables. Il s’agit d’une hiérarchie plus ou moins implicite, et jamais justifiée, comme si elle relevait d’un héritage idéologique que nul n’interroge. Dans le discours politique et médiatique ordinaire, à quelques exceptions près, le diable « extrême droite » est perçu comme infiniment plus diabolique que le diable « extrême gauche ». Cette asymétrie dans le traitement polémique des « extrémismes » politiques représente l’un des héritages de l’antifascisme stalinien. Il s’agit même de l’un des grands succès de la propagande soviétique : avoir réussi à fabriquer et imposer dans le monde occidental une ceinture de sécurité autour de l’utopie communiste, c’est-à-dire d’un extrémisme de gauche qui a donné naissance à des États totalitaires. Le « radicalisme de droite » reste l’épouvantail par excellence, construit sur le modèle du nazisme, alors qu’on se contente le plus souvent de critiquer les « excès » du « radicalisme de gauche », qui demeure placé du bon côté, celui de « l’émancipation ».
L’autre front de l’anti-extrémisme est aujourd’hui représenté par l’anti-islamisme. Si, à quelques islamologues près, l’islamisme est perçu et justement dénoncé comme un extrémisme inquiétant, certaines belles âmes jugent qu’il faut soigneusement distinguer les islamistes modérés, simplement communautaristes, des islamistes radicaux, c’est-à-dire des jihadistes. L’accusation de « radicalité » est ainsi réservée aux jihadistes déclarés, qui incarneraient les véritables « extrémistes ». Il y aurait donc des extrémistes acceptables et des extrémistes condamnables. C’est là oublier ou masquer le fait que les islamistes « tranquilles » ou « quiétistes », s’ils ne font pas toujours du jihad le sixième pilier de l’islam, considèrent que la doctrine du jihad, compris comme un devoir religieux, fait partie du droit islamique.
FP : La victoire de Giorgia Meloni en Italie a été vue par certains comme un retour du fascisme. Existe-t-il un danger extrémiste politique réel en Europe aujourd’hui ?
PAT : Les néo-antifascistes, extrémistes ou modérés, aiment jouer à se faire peur à chaque élection qui voit la montée ou la victoire d’un mouvement qui n’est pas de gauche. Ils sont à la recherche d’indices ou de preuves confirmant leur conviction idéologique : « le fascisme » renaît, « l’extrême droite » est de retour, « l’extrémisme de droite » a pris le pouvoir ou est « aux portes du pouvoir ». Et, quand les idéologues ou les militants de gauche cherchent des preuves, ils en trouvent toujours. Mais que des coalitions de partis de droite, comme en Italie, aient gagné des élections présidentielles, cela ne signifie nullement que « les fascistes » auraient pris le pouvoir. Les cauchemars ritualisés de la gauche et surtout de l’extrême gauche sont peuplés de visions fantasmatiques comme le « retour des années trente » ou la « résurgence du fascisme ». Il n’y a pas à s’attarder sur la misère de cette pensée-slogan.
Il faut simplement reconnaître que nous nous trouvons devant une puissante vague nationaliste et conservatrice, ou, si l’on préfère, d’un vaste mouvement politique né de la rencontre entre les aspirations souverainistes et les idéaux d’un conservatisme culturel qui, certes, varient selon les nations, certaines d’entre elles demeurant attachées à une identité chrétienne perçue comme une composante fondamentale de leurs identités nationales respectives. Mais, jusqu’à nouvel ordre, les nouveaux élus, en Suède ou en Italie, ne menacent pas les libertés individuelles, les opposants ne sont ni emprisonnés ni liquidés, et nul Führer nouveau n’est en vue.
Le danger extrémiste surgit plutôt du côté des prédicateurs écolo-gnostiques et éco-féministes qui, prétendant monopoliser et incarner le Bien, le Juste et le Vrai, criminalisent ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ou qu’ils considèrent comme des ennemis à éliminer ou des rivaux à neutraliser. Ils s’indignent, dénoncent, maudissent, calomnient, diabolisent, empruntant des thèmes et des arguments aux plus sectaires des mouvements décoloniaux, néo-féministes et néo-antiracistes, leur haine portant sur « l’homme blanc hétérosexuel » résistant à la déconstruction et à la transidentité. Il est difficile de ne pas évoquer ici le personnage à la fois comique et inquiétant qu’est Sandrine Rousseau, illuminée grotesque et carriériste effrénée, usant de tous les procédés de violence symbolique pour assurer son ascension sociale. Elle donne désormais un visage aux « intimideurs » qui, comme le notait Raymond Ruyer, « prennent des airs terribles et se déguisent en Juges et en Inquisiteurs ». Les représentants de cet extrémisme néo-gauchiste, dont l’arme principale est la production de discours intimidants, recourent sans vergogne à la délation et à la diffamation, diffusant partout le poison du soupçon.
FP : N’est-il pas paradoxal, dans un contexte de course à l’anathème et à la « diabolisation », que le mot d’ordre social à propos de l’islam soit, tout au contraire, « pas d’amalgame » ?
PAT : Aux yeux des néo-antiracistes qui réduisent la lutte contre le racisme à la lutte contre l’islamophobie, les musulmans bénéficient du statut de la victime maximale. Quoi qu’ils fassent, ils sont défendus et protégés en tant que victimes innocentes, conformément à leur statut symbolique de « racisés » ou de racisables. Même les actions meurtrières des terroristes jihadistes sont expliquées, comprises, relativisées et excusées par les adeptes d’une vision victimaire des musulmans, dont le principe normatif est simple : il faut toujours défendre les victimes.
C’est là un effet majeur de la grande dérive contemporaine de l’antiracisme, instrumentalisé par les défenseurs aveugles de l’immigration d’origine extra-européenne, et plus particulièrement des migrants de culture musulmane, en dépit des problèmes d’intégration qu’ils rencontrent dans la plupart des pays européens (France, Allemagne, Italie, Belgique, Suède, Danemark, etc.), qui se traduisent souvent par une surdélinquance. L’utopie du grand mélange salvateur s’est heurtée à la dure réalité sociale et culturelle : l’européanisation espérée des populations immigrées a fait place à une islamisation croissante des territoires d’accueil, tandis que le sentiment d’insécurité des citoyens ne cessait d’augmenter, et ce, en raison de causes objectives. Constater des corrélations longtemps occultées par les tenants du « politiquement correct » à la française, désormais à visage « wokiste », cela n’a rien à voir avec le fait de lancer des « amalgames » dans l’espace public.