Il paraît bien difficile de dater objectivement l’utilisation de l’adjectif « digital » tel que nous l’employons en parlant de « société digitale ». La plupart des dictionnaires se contentent de donner la définition traditionnelle : « relatif au doigt », fidèle en cela à son origine latine impériale, digitalis, qui signifie « qui a la grosseur d’un doigt ». Et d’aucuns de mettre en rapport cette étymologie avec la multiplication des écrans tactiles, affirmation qui n’est rien d’autre qu’un grossier contresens. Alain Rey, dans son indispensable Dictionnaire historique de la langue française, dégage un deuxième sens de l’adjectif « digital » et, ce faisant, nous introduit au cœur du sujet : « En tant que terme de numération, “digital” est un autre mot, emprunt récent (v. 1960) à l’anglo-américain digital “qui opère sur des données discrètes, numériques, et non pas continues”, sens attesté depuis 1938 et répandu vers 1945 (1) ». La société digitale est la société numérique, et toutes deux reposent sur le traitement de données discrètes, c’est-à-dire sur la bonne gestion de l’information. En première approche, et en suivant ici Jean Vioulac (2), on peut alors dire que cette société, derrière les apparences qui défilent sur les écrans, se fonde sur deux couches de réalité : une première, plutôt évidente, concerne les gigantesques infrastructures matérielles nécessaires au stockage et à la circulation de ces innombrables données (big data) ; la seconde, plus subtile, renvoie à la refonte du langage dans une métastructure logicielle, les algorithmes.

Les précisions précédentes d’Alain Rey pointent vers un contexte historique qui s’avère ici décisif : celui de l’Amérique de la Seconde Guerre mondiale, lieu d’élaboration de la cybernétique, la science du contrôle et de la communication. C’est tout d’abord chez Norbert Wiener que l’on trouve une utilisation systématique de l’adjectif « digital », et cette utilisation ne concerne pas la société, mais permet d’assurer le départ entre deux...