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« Depuis près de trois décennies, à l'exception des syndicats, personne ne parle aux travailleurs »

Dans un essai appelé à devenir un classique, Le Piège identitaire, le jeune journaliste espagnol Daniel Bernabé montre comment la gauche sociétale a sacrifié la lutte des classes sur l’autel de la postmodernité. Rencontre avec un esprit libre et courageux.

/2022/09/9_Syndics


Front Populaire : Comment expliquez-vous que la gauche fasse désormais si bon ménage avec le néolibéralisme ?

Daniel Bernabé : En plaçant le concept de « différence » comme axe principal de son action politique, le récit néolibéral se construit autour de l’idée que la société avancerait grâce à la concurrence des talents des individus. Le récit de la gauche identitaire postmoderne – ce qu'on peut aussi appeler le « progressisme libéral » – se construit quant à lui autour de l’idée que la société avancerait par la reconnaissance des différences individuelles. Ainsi, les deux idéologies se complètent, laissant de côté l'égalité, principal vecteur politique de la gauche sans patronyme, qui s'articule autour de majorités sociales (et non d'individus) dont le champ d'action relève des structures économiques.


F.P. : Quel rôle a joué Mai-68 dans cette opération ?

D.B. : Le Mai français a marqué l'irruption en politique de la première génération d'Européens qui, au XXe siècle, n'avait pas connu la guerre et s'était assuré un minimum vital. Cela a provoqué une nouvelle conception des revendications qui sont devenues culturalistes, contrairement à celle des syndicats également impliqués dans la contestation : « Ce à quoi nous aspirons, ce n'est plus un meilleur salaire, mais être libres », quoi que cela veuille dire. Aux États-Unis, la nature de la protestation est similaire, mais avec une composante encore plus grande de rébellion esthétique chez les hippies. Les deux expressions, au fond, sont en conflit avec la haute modernité, qui repose sur un État fort, une vie prévisible et des structures sociales rigides. Sans le vouloir, Reagan et Thatcher ont commencé, à peine une décennie plus tard, à démanteler tout ça, en entérinant le pacte d'après-guerre et en portant son mot d’ordre « il est interdit d’interdire » à son expression maximale. Ce n'est pas un hasard si de nombreux hippies ont fini par devenir des yuppies [NDLR :...