Le diable s’appelle Mandeville – entretien avec Dany-Robert Dufour
Chacun a entendu parler de la « main invisible » d'Adam Smith, mais peu savent que la notion doit tout à quelqu'un d'autre : le médecin et philosophe Bernard de Mandeville. L’homme qui a légitimé le vice dans le cœur des homme, à l'aube du XVIIIe siècle.
F.P. : Selon vous, le slogan du capitalisme mondialisé pourrait être « baise ton prochain ». C’est assez clair, mais que faut-il comprendre ? Devons-nous y voir davantage que de la provocation ?
Dany-Robert Dufour : C'est bien davantage que de la simple provocation. C'est un programme fondé sur une anthropologie libérale qui a été parfaitement repérée par Bernard de Mandeville (1670-1733) dès la naissance du capitalisme moderne au cours de la première révolution industrielle en Angleterre. Il s'agit en effet de miser non plus sur la répression pulsionnelle comme cela avait toujours été le cas, mais sur une libération pulsionnelle. Au premier chef, la pulsion d'avidité qui ne doit plus subir d'entraves. Tu dois pouvoir prendre à ton prochain ! Autrement dit, le baiser par tous les moyens possibles. Pourquoi ? Parce qu’en fin de compte et très paradoxalement, cela contribuera au bien commun.
En effet, ce que tu lui prends, il te faudra bien le dépenser et cela fera tourner les affaires. Le but, c'est la richesse présentée comme bien commun – ce n'est pas pour rien que le livre majeur du successeur de Mandeville, Adam Smith, s'appellera La Richesse des nations (1764). Belle litote car la richesse des nations, c'est d'abord la richesse des banquiers et des hommes d'affaires. Vous voyez qu'on se retrouve dans une anthropologie paradoxale dont le principe de base pourrait s'énoncer ainsi : sois aussi avide et dépensier que tu peux l'être pour ton propre compte car ainsi, tu feras, sans même le vouloir, le bonheur de tes concitoyens !
F.P. : Vous voyez dans les écrits de Bernard de Mandeville une des sources originelles de la logique propre au capitalisme. Mandeville est connu comme un des précurseurs du libéralisme économique. On parle parfois indifféremment de « capitalisme » et de « libéralisme », mais est-ce la même chose ?
DRD : Les deux notions se recoupent, mais doivent être...