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La parenthèse Boomers

CRITIQUE. Journaliste, éditorialiste et essayiste, François de Closets a consacré son dernier livre au bilan de la génération des baby-boomers. La parenthèse boomers (éd. Fayard) est un essai intéressant qui a le mérite de susciter le débat.

La parenthèse Boomers


« Ok Boomer ». Cette réponse de la députée néo-zélandaise Chlöe Swarbrick à un opposant quinquagénaire qui l’avait interrompue en 2019 a fini par « faire époque », comme on dit. Elle est le symbole d’une opposition générationnelle que la crise Covid est venue renforcer. Peut-on compromettre son avenir pour protéger le passé ? La question était dans l’air du temps et elle semble ne pas l’avoir quitté.

Comment expliquer cette opposition ? Pas uniquement par les enjeux contemporains. Certes, la dette publique, la vie sociale confinée par temps d’épidémie, le réchauffement climatique sont autant de sujets qui opposent les générations. Mais il y a aussi une conjoncture sociologique inédite : la société du vieillissement.

Dans L’Erreur de Faust. Essai sur la Société du vieillissement (2019), les économistes Jean-Hervé Lorenzi, François-Xavier Albouy et Alain Villemeur alertent sur le fait qu’une telle société « n’a jamais existé » jusqu’à présent et qu’elle entraînera des bouleversements profonds. « Jamais l’histoire humaine n’a été confrontée à une telle situation et tenue de bâtir une architecture sociétale dans laquelle puissent vivre ensemble quatre générations. »

Quatre générations ? François de Closets en compte même cinq : la sienne, soit la génération née dans les années 1920-1930, qui a connu la IVe République, puis celle des « boomers » à proprement parler, issue de la poussée démographique des années 1945-1965, devenus adultes en 1968, qui ont dirigé le pays de 1980 à 2020 et arrivent en retraite. Viennent ensuite les générations X, Y et Z, celles du 21ème siècle, les deux dernières étant née avec l’ère du digital.

La pire génération de l’histoire ?

On l’aura donc noté, le journaliste n’appartient pas lui-même à la génération des boomers. Est-ce ce qui lui donne un privilège de l’âge pour déboulonner la génération qui lui a succédé ? En tout cas, le règlement de compte est réel avec « cette fameuse génération de boomers, qui a fait le carnaval de Mai 68, n’a connu ni guerre, ni épidémie, ni crise, a accumulé sur le dos de ses enfants une montagne de dettes et cinq années de retraite en plus, et a entraîné dans une interminable dégringolade la France glorieuse dont elle a hérité. »

La thèse de François de Closets est donc assez simple (simpliste, diront certains) : la génération des boomers qui a eu 20 ans en mai 68 avait toutes les cartes en main à la tête d’une France que les analystes américains de l’époque voyaient comme un dragon appelé à dominer l’Europe. Mais rien ne s’est passé comme prévu. « La gestion des boomers a fait perdre en un demi-siècle à la France la maîtrise de son destin. La classe dirigeante s’est longtemps réfugiée dans le déni de réalité, stigmatisant comme « déclinistes » ceux qui énonçaient simplement les choses. Nous n’en sommes plus là. Les deux tiers des Français reconnaissent que leur pays est en déclin. »

Il faut dire que la génération qui a eu 20 ans en 1968 est la première génération « anti-généalogique » pour reprendre l’expression du philosophe Peter Sloterdijk, c’est-à-dire une génération qui refuse toutes les médiations par principe pour devenir sa propre référence et sa propre fin. Le sociologue américain Christopher Lasch a parlé à juste titre de « culture du narcissisme » et l’écosystème qui se met en place à partir de Mai 68 est un égo-système ou l’individu, devenu sa propre norme, ne se sent plus aucune sorte d’appartenance avec la collectivité, laquelle ne pourrait être vécue que comme une entrave.

La démarche hyperindividualiste des boomers est un désastre pour les nouvelles générations et pourtant, ce sont ces derniers qui en porteront le fardeau. La France est un des rares pays où le niveau de vie des retraités a progressé plus vite que celui des actifs. « Le « modèle social » français a réussi le tour de force de concentrer tous les coûts sur une génération, et tous les bénéfices sur une autre ! », note François Langlet, cité dans le livre.

Ces boomers sont aujourd’hui avantagés sur bien des aspects dont François de Closets fait l’étalage dans son livre. Un exemple, par-delà ceux de la dette publique et des retraites ? L’accès au logement. Entre le moment où les boomers ont eu accès à la propriété, le prix de la pierre s’est envolé pour former une bulle stratosphérique. Le prix du mètre carré à Paris a été multiplié par cinq entre 1995 et 2020. « Cela signifie pour les ménages structurellement propriétaires en 2000 (qui sont en moyenne en l’an 2000 les personnes aisées de plus de 50 ans) des opportunités de plus-value longue du patrimoine d’une intensité historiquement inédite depuis le 19ème siècle », note le sociologue Louis Chauveul (cité dans le livre), spécialiste du changement social par génération et qui parle par ailleurs de « spirale du déclassement ». Et François de Closets de noter : « l’inflation immobilière a enrichi une génération et exclu la suivante ».

Alors forcément quand cette génération qui a voté pour l’asservissement de la France à l’Union européenne au nom d’une paix qu’ils n’ont pas bâtie mais dont ils n’ont fait qu’hériter, pour l’immigration de masse au nom du vivre-ensemble, pour la destruction de l’appareil industriel français au nom de la mondialisation heureuse, pour la destruction des mœurs et d’une société du bien commun au nom d’un individualisme libertaire puéril, le tout en salopant la planète, pour finir par former le gros du bataillon de votants macronistes qui veulent la retraite à 65 ans pour les autres…le passé finit par devenir un passif.

On pourra rétorquer qu’il y a une part de fatalité dans le destin des peuples et des nations et que la conjoncture est parfois plus forte que les aspirations des masses ou des groupes politiques. Pour François de Closets, cette explication ne tient pas. Il y a bien eu un renoncement et de la lâcheté collective à croire que le tragique de l’histoire appartenait au passé. Les générations passées avaient travaillé pour la France parce qu’elles savaient que le tragique était toujours probable et qu’il fallait se soucier de demain, celle des boomers a travaillé pour elle-même, avec une insouciance qui ne passe plus à l’heure des comptes.

Une approche contestable ?

« J’ai choisi le plus incongru des dénominateurs communs : l’âge. C’est le phénomène générationnel qui doit être mis en cause ici. Il m’apparaît comme la variable cachée qui fausse l’équation. » Il ajoute un peu plus loin dans le livre : « L’âge est devenu un facteur identitaire plus significatif que les affiliations politiques. Les générations ont pris la relève des classes sociales. Elles transcendent les clivages politiques, elles font apparaître des mécanismes de domination et d’appropriation. »

À première vue, l’approche paraît contestable, surtout à une époque où il est mal vu de procéder à des « amalgames ». Or, quel amalgame que de considérer qu’une date de naissance vous prédestine à penser et agir de telle ou telle manière. Surtout, cette grille d’analyse fait fi de clivages internes probablement plus fins : l’analyse de classe (dominants/dominés) et l’analyse populiste (peuple/élite). De quoi en effet pourrait être tenu responsable un ouvrier électeur du PCF né en 1950 ayant acheté un petit pavillon à crédit sur 30 ans ? Il appartiendrait au clan des boomers au même titre que Daniel Cohn-Bendit ?

Bien entendu, à l’échelle individuelle, on peut trouver toutes les nuances de points de vue et de comportement, mais ce que met en avant François de Closets, c’est qu’une génération, c’est nécessairement aussi ce qu’on appellerait un peu pompeusement dans la philosophie allemande un Zeitgeist, c’est-à-dire un « esprit du temps ». Et par-delà les appartenances sectorielles, des tendances générationnelles se dégagent.

On peut difficilement lui donner tort sur le dossier européen. Lors du vote décisif de 1987 entérinant l’Acte unique, seuls les communistes et les gaullistes orthodoxes ont été lucides. « À l’époque, les sondages donnaient à l’Europe une cote de confiance de 75% ! La construction européenne n’est donc imputable ni à la gauche ni à la droite. C’est, par excellence, une construction de la génération boomer. Une prothèse pour corriger sa débilité politique », écrit François de Closets.

Et en effet, malgré des divergences interpersonnelles irréductibles, la génération des boomers a vécu sur un certain nombre de consensus. Et François de Closets de noter : « En dépit des alternances électorales, la France n’a eu qu’une seule et même politique au cours des cinquante dernières années. Il existe une rupture, qui se joue entre Mai 68 et le choc pétrolier de 1973, mais, depuis lors, les différences, toujours mises en avant par les partis, ne servent qu’à masquer la nouvelle idéologie qui s’est peu à peu imposée. »

Après une longue chevauchée polémique, François de Closets propose quelques solutions de son cru pour une future réconciliation entre générations qu’il juge indispensable pour habiter le futur à court terme. Mais son diagnostic en lui-même mérite le débat. Est-on, oui ou non, responsable de son époque, l’allié objectif de sa génération, l’idiot utile de l’air de temps ? Comme le rappelle Balzac par la voix de l’un de ses personnages dans son chef d’œuvre Illusions perdues : les crimes collectifs n’engagent personne.

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