« Il faut corriger la mémoire par l’Histoire. » L’Histoire est-elle morale ? Entretien avec Rémi Brague
La morale donne l’étrange sentiment d’être à la fois partout et nulle part. Les jugements moraux saturent les discussions pendant que la morale concrète déserte les comportements. La morale est-elle l'outil le plus apte à juger l’Histoire ? Et si la meilleure chose à faire était de la remettre à sa place ?
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F.P. : Actons avec vous qu’il n’y a pas de différence de fond entre « morale » et « éthique ». Faut-il en revanche différencier les notions suivantes, souvent confondues dans le débat public : valeurs, vertus, principes ?
Rémi Brague : Merci de prendre acte de cette identité, ou au moins de cette proximité. Quant aux notions que vous citez, mais oui, cent fois oui, il faut les distinguer. La notion de « valeurs » me donne des petits boutons, et quand on s’imagine que devant l’invocation des « valeurs de la République », les couteaux vont tomber des mains, la démangeaison devient difficilement supportable. Les vertus sont des qualités que l’on doit acquérir par un effort qui nous oblige à nous brosser à rebrousse-poil. Les principes, comme leur nom l’indique, poussent à l‘action. Les valeurs, nous les brandissons comme des étendards, nous souhaitons qu’elles soient respectées. Mais d’où savons-nous qu’elles « valent » ?
F.P. : Tout se passe comme si la morale était à la fois partout et nulle part. Pourquoi avons-nous le sentiment que qu'elle a déserté les comportements alors qu’elle semble être en même temps omniprésente dans le commentaire des bruits du monde ?
Rémi Brague : N’est-ce qu’une impression, un « sentiment », comme vous dites ? Ou plutôt une constatation au fond assez banale. Notre civilisation a relâché les contraintes en matière de sexualité. En même temps, on nous culpabilise pour les bobos, réels (car il y en a) ou supposés que nous faisons à la planète. Adapter ses comportements à des injonctions morales est évidemment moins facile que de se répandre en commentaires, pour reprendre votre mot. Je me demande si la quantité de pression sociale ne serait pas constante, mais changerait de point d’application. On nous laisse la bride sur le cou en matière d’activité sexuelle, ce que dit la sagesse populaire semble se vérifier : « Ce sont ceux qui en parlent le...