À la table des écrivains
« Dis-moi comment tu manges, je te dirai qui tu es ». Mais je te le dirai mieux encore si tu me dis comment tu écris ce lien aux mets et cet art de la table, propres à une époque, à une culture, à un milieu. La littérature offre un tableau mouvant, coloré, vivant de nos repas, festins, banquets jusqu’à nos jeûnes. Interminable serait l’inventaire des récits où la table joue un rôle, au sens propre et théâtral du terme : car les scènes de repas sont souvent des pivots dans les grands textes narratifs. Et le talent des écrivains consiste, en la matière, à rendre éminemment sensibles, avec leurs mots, les plaisirs et les symboles de toutes nos nourritures.
Le pain et le vin, à la source antique – Homère, L’Odyssée, éd. P.O.L., traduction du grec ancien par Emmanuel Lascoux [2021] – La Genèse, la Bible de Jérusalem, Éd. Garnier Flammarion
Le pain et le vin, pour les cultures méditerranéennes, définissent l’humain. L’Odyssée, qu’Homère composa au VIIIe siècle avant J.-C., raconte les aventures d’Ulysse. Lorsque le héros grec voit apparaître une terre, il veut en connaître les habitants et se demande s’ils sont « des mangeurs de pain ». En somme, des êtres humains, et non des monstres, ni des bêtes ni des dieux. Découvrant le pays des Cyclopes, Ulysse loue cette terre où « le labourage serait facile, et où l'on recueillerait chaque année des moissons abondantes, parce que le sol de l'île est gras et fertile ». Or les Cyclopes ne sont ni laboureurs, ni constructeurs de bateaux, ni des êtres « craignant les dieux » : voici Ulysse au pays des monstres. On sait la suite de l’aventure : le Cyclope Polyphème « mangea plusieurs compagnons d’Ulysse sans rien laisser, entrailles, chair et os remplis de moelle : Homère signale ainsi que le Cyclope n’appartient pas à l’humanité, et les auditeurs de l’épopée perçoivent clairement la dimension anthropologique du chant. Ulysse devient alors la figure emblématique de l’humain, un modèle, une référence fondatrice pour les Grecs. À la question « Qu’est-ce qu’un homme ? », la réponse est : « Ulysse, le mangeur de pain. »
Le Cyclope est hors humanité. Il mange la viande crue, il l’arrose de lait cru, il ne cuit rien, n’invite personne à aucun banquet : il dévore en solitaire. Telle est la Bête. Ulysse, lui, boit du vin et mange du pain, comme le répète l’aède. Le pain et le vin ne sont pas des aliments premiers : ils sont transformés par l’homme, le produit d’un art, du travail des hommes. Mais pour les Grecs, la nature et...