Christophe Guilluy : « Sans majorité, la démocratie est une illusion »
Méprisée par les politiques, niée par les universitaires, la majorité des Français constitue pourtant les forces vives du pays. Cette majorité de Français qui s’est reconnue dans le vaste mouvement populaire des Gilets jaunes, a pour particularité de chercher à préserver son existence concrète et les solidarités économiques et culturelles qui la fondent, contre le raz-de-marée du grand marché planétaire et ses fondés de pouvoir. Pour Christophe Guilluy, ils sont : les dépossédés.
F.P. : Pourquoi parler de « dépossédés » ? Qui sont-ils, de quoi ont-ils été dépossédés, et par qui ?
Christophe Guilluy : Je cherchais depuis des années le concept qui définissait au plus près ce que j’ai appelé les « gens ordinaires », avec l’idée que je parle bien de la majorité ordinaire et pas d’une marge. Or, les mouvements de contestation qu’on observe depuis une vingtaine d’années, disons depuis Maastricht, ont ceci d’original qu’ils ne concernent pas vraiment des gens qui viennent, comme c’était le cas hier au XIXe siècle ou XXe siècle, revendiquer de nouveaux droits, mais qui demandent de ne pas être dépossédés de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont. Il s’agit de tous ces gens qui se reconnaissaient dans un grand ensemble qu’on a appelé la classe moyenne, dans laquelle pouvaient se reconnaître un ouvrier qualifié, un employé, un cadre, avec cette idée qu’il y avait des inégalités, mais qu’on était intégrés économiquement, politiquement et culturellement à un ensemble cohérent. C’était l’héritage des Trente Glorieuses.
À partir des années 80, les politiques ont voulu prendre le virage néolibéral pour « adapter » la société française (et européenne) aux normes de l’économie-monde, en la réglant sur la division internationale du travail. Ce qui est très intéressant, c’est qu’au départ, on s’est dit qu’il s’agirait simplement de sacrifier les ouvriers. On accepterait de se désindustrialiser doucement avec l’objectif de basculer dans une société tertiaire généralisée. Tous cadres du supérieur ! Sauf que cela ne s’est pas exactement passé ainsi. Après la classe ouvrière, il y a eu les paysans, les employés, puis les petites classes moyennes, soit, mis bout à bout, une majorité de gens sommés de s’adapter aux aléas du libre marché planétaire. C’est ce que j’appelle depuis des années « le plus grand plan social de l’histoire occidentale », c’est-à-dire celui de cette classe moyenne majoritaire....