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Cyrano de Bergerac, la langue et le nez

Librement inspirée de la vie et de l’œuvre de l’écrivain libertin Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand est sans aucun doute la pièce la plus populaire du répertoire français. Pour Yann Moix, un tel succès (jamais démenti depuis la première représentation en 1898) ne s’explique pas seulement par un romantisme poignant, une drôlerie indémodable et ce héros si attachant. Car il y a aussi, et surtout, le génie de la langue : « Ce qui émeut dans ce chef-d’œuvre, c’est qu’on voit cette langue, la sienne, la nôtre — oui, c’est bel et bien la nôtre, voyez ce que nous pourrions en faire et regardez ce que nous en faisons — vivre devant nous. »

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La poésie est aussi pour nous la littérature qui n’est plus littéraire », écrivait Bataille. Ce qui est fascinant, dans et avec Cyrano, c’est l’utilisation de la poésie à d’autres fins que la poésie. C’est un détournement de poésie comme il existe, en pop art, des détournements des toiles de grands Maîtres. Les vers cessent d’être strictement des vers ; ils doivent se dire « avec prose », faire oublier ce qu’ils sont, ce qu’ils en ont assez d’être : les cordes de la lyre. C’est exactement ce qu’a senti Depardieu quand il l’interprète. Depardieu a réalisé le rêve de Rostand : écrire des vers capables de faire oublier qu’ils en sont. « Où est-ce que tu as vu des vers, toi ? me lança-t-il un jour dans un Paris-Pékin. Quelqu’un a vu des vers dans Cyrano ? Qu’il me les apporte ! Je veux les voir ! Quel est l’abruti qui a vu des vers là-dedans ? Quoi ? Des alexandrins en plus ? Mais c’est pas vrai ! Ce que les gens peuvent raconter comme conneries ! C’est pas vrai ! »

LE GÉNIE DE CYRANO : EXPOSER L’AGONIE DE LA LANGUE FRANÇAISE

Le génie de l’œuvre réside bel et bien là : voici, écrite en alexandrins qui ne supportent plus d’en être, l’histoire d’un poète qui, lui, les vénère et en use comme personne. Rostand dépoétise pour permettre à Cyrano d’être un poète. L’auteur de Cyrano aurait pu être Cyrano lui-même, « nègre » non plus seulement de Christian, mais de Rostand. Là n’est pas la moindre des virtuosités de la pièce, que de parvenir à faire s’exprimer différemment des gens qui dialoguent tous dans la même métrique et emploient la même versification.

L’histoire qu’on nous raconte ici n’a aucune importance. Le spectacle auquel nous sommes conviés est dramatique : nous assistons ici, sur la scène, non à la mort d’un brave soldat, mais à l’agonie de la langue...