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Gauche : la tentation totalitaire

La gauche est indéniablement du côté du Bien. Comme n’a cessé de le faire observer Raymond Aron, c’est elle qui a construit tout l’outillage intellectuel et théorique permettant de penser le politique, et ce depuis le début du XIXe siècle. Se situer « à gauche » de l’Assemblée est vite devenu « être de gauche », c’est-à-dire se trouver investi d’une mission généreuse, se sentir détenteur d’une exigence morale, se décerner un brevet inaltérable de vertu et de probité. À l’opposition entre « parti de l’ordre » et « parti du mouvement » s’est vite substitué le couple antithétique « camp de la réaction » et « camp du Progrès ». Le Progrès est majuscule, il respire le souci de l’autre, le rêve d’émancipation, les matins lumineux et l’avenir radieux. Le moyen de ne pas être de gauche quand la grande majorité des intellectuels, des écrivains, des artistes pense et vote à gauche ? Qui oserait lever un sourcil contre l’empire du Bien ?

/2022/12/31_totalitaire


Deux romanciers contre la machine totalitaire : Orwell & Koestler

George Orwell, 1984,  En poche, Folio, éd. Gallimard, traduit de l’anglais par Amelia Audiberti en 1950 [1984]

Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, Le Livre de poche, traduit de l’anglais par Jérôme Jenatton en 1945 [1940]


Nés tous les deux au début du XXe siècle et s’étant engagés sincèrement et concrètement, l’un comme l’autre, dans le combat pour les libertés, George Orwell et Arthur Koestler ont un autre point commun : avoir écrit un grand roman sur les dévoiements de la gauche. En 1940, Arthur Koestler publie Le Zéro et l’Infini et huit ans plus tard, Orwell fait éditer 1984. Ce qui les réunit – et leur vaudra de virulentes critiques de la part d’une certaine gauche intellectuelle – est clairement le procès qu’ils font, chacun à leur manière, du totalitarisme en général et de l’horreur soviétique en particulier. Le Zéro et l’Infini, dont le titre original est Sonnenfinsternis (« éclipse solaire » en allemand), est inspiré directement des procès de Moscou. Koestler, juif hongrois qui a adhéré dans les années 30 au Parti communiste allemand, a rêvé au grand soir d’une Internationale des travailleurs et de la liberté. Ses séjours en URSS, son engagement dans les rangs républicains lors de la guerre d’Espagne lui ont montré la réalité toute crue, toute nue, de ses camarades communistes. Après l’illusion lyrique, le cruel désenchantement : c’est la machine à broyer les hommes, c’est le catéchisme idéologique, indifférent aux individus et aux valeurs qu’il a vus à l’œuvre et contre lesquels il a voulu témoigner. Il a donc choisi ce qui, selon lui, a été le plus frappant, à savoir les procès intentés par Staline à tous ceux qui étaient supposés s’écarter de la stricte orthodoxie définie par le parti. Ainsi, Koestler crée-t-il le personnage de...