Gide, Camus, Bourdieu : l'honneur de la gauche critique
Régulièrement accusée d’aveuglement idéologique, la gauche française peut tout de même s’honorer de compter dans son histoire des intellectuels lucides qui n’ont pas hésité à dire contre leur camp des choses parfois difficiles à entendre.
Si le défaut le plus courant de l’intellectuel de droite est une tendance sceptique, voire pessimiste, à essentialiser les travers de la « nature humaine », celui de l’intellectuel de gauche, comme on l’a souvent remarqué, est une propension à l’aveuglement idéologique et au refus de voir le réel quand il ne rentre pas dans les cases de sa vision du monde. Pour prendre un exemple célèbre, le 15 juillet 1954, un peu plus d’un an après la mort de Staline, le philosophe Jean-Paul Sartre, fervent compagnon de route des communistes, a pu déclarer, après un voyage en URSS soigneusement encadré par les officiels soviétiques et effectué avec Simone de Beauvoir, dans un compte rendu pour le journal Libération (distinct du quotidien homonyme actuel, que Sartre contribua à fonder sur ses deniers personnels en 1973) : « La liberté de critique est totale en URSS et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d’une société en progression continuelle. » Ou encore : « Vers 1960, avant 1966 si la France continue à stagner, le niveau de vie moyen en URSS sera de 30 à 40 % supérieur au nôtre. »
Sartre mourra vingt-cinq ans plus tard en 1980, il ne prononcera pas un mot de regret sur ces affirmations, ne reconnaîtra jamais s’être trompé, ne fera aucun mea culpa. On pourrait multiplier les exemples tout aussi accablants les uns que les autres et montrer que la capacité à la lucidité et à l’autocritique (ce dernier mot pourtant mis à la mode par les trotskistes ou les maoïstes à la fin des années 1960) est loin d’être la chose du monde la mieux partagée à gauche. En fait, quand les trotskistes ou les maoïstes soupçonnés d’être déviants par leurs camarades pratiquaient l’« autocritique » (comme on le voit par exemple dans une scène du film de Jean-Luc Godard...