L’antiracisme saisi par l’utopisme : de la mixophilie universelle à la « créolisation du monde »
En débattant de l’avenir de notre civilisation, Michel Onfray et Michel Houellebecq ont inévitablement évoqué Jean-Luc Mélenchon et son éloge de la « créolisation ». Mais quels sont les ressorts idéologiques d’un tel mot, quand il est employé dans un sens anthropologique et pas seulement linguistique ? Nous avons demandé au politologue Pierre-André Taguieff, à qui l’on doit notamment le concept de « mixophilie », de nous éclairer à ce sujet.
En réaction contre la hantise du métissage – la mixophobie –, qu’on rencontre dans toutes les formes de racisme (1), les antiracistes, à quelques exceptions près, se sont mis à célébrer inconditionnellement le métissage, jusqu’à finir par fonder une nouvelle religion politique, que j’ai appelé naguère la « mixophilie (2) ». Son objectif déclaré est de réaliser par la multiplication et la banalisation des croisements interraciaux l’unité réelle de l’espèce humaine, ce qui présuppose que les appartenances ou les identités raciales constituent des obstacles sur le chemin du cosmopolitisme. Mais la sacralisation du métissage érigée en méthode de salut pour le genre humain s’inscrit aussi, paradoxalement, dans une configuration idéologique plus vaste qui, centrée sur les questions identitaires, bénéficie d’une légitimation académique par la multiplication des Studies : aux Ethnic and Racial Studies, aux Cultural Studies, aux Subaltern Studies et aux Postcolonial Studies se sont ajoutées les Mixed Race Studies (3). Les universitaires-militants qui y occupent des postes infléchissent la pensée critique dite postcoloniale, dans le sens d’une dénonciation permanente de l’universalisme (« impérialiste ») et de l’humanisme (« colonial ») européens, soumis à une « déconstruction » infinie.
L’extension métaphorique des termes de métissage et d’hybridation au domaine des phénomènes culturels caractérisés par les contacts, les échanges et les emprunts culturels est devenue banale. Elle a donné lieu à ce qui a été appelé « créolisation ». Elle s’est opérée sur le mode de l’évidence, masquant la multiplicité des niveaux de représentation du processus nommé « métissage », oscillant entre le biologique et le social. En outre, les théoriciens optimistes du métissage culturel (cultural hybridization) se sont multipliés dans les centres de recherche et les universités. À l’ère du « réseau » planétaire, de la « mixité », de la rencontre ou du « croisement » des cultures (« en mouvement », « nomades » ou « migrantes »), ne va-t-il pas de soi de recourir aux métaphores du « mélange des couleurs » ou du...