Le paradigme « Michéa »
Jean-Claude Michéa est un philosophe contemporain aussi intéressant qu’inclassable. Qualifié tantôt d’homme de gauche, tantôt de penseur réactionnaire (ce qui est faux dans les deux cas), il a articulé au fil de ses nombreux livres une critique subtile et percutante de notre société libérale, en défendant une forme de socialisme conservateur. Passons en revue cinq questions essentielles pour comprendre sa pensée.
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1) QUELLE EST LA DIFFÉRENCE ENTRE LIBÉRALISME ET CAPITALISME ?
À gauche, on a tendance à utiliser ces deux mots comme des synonymes, et on les invoque davantage à titre de simples repoussoirs que comme des concepts précis. Le libéralisme, la plupart du temps, y est attaqué sous la forme du « néolibéralisme » ou de l’« ultralibéralisme », comme si ces préfixes le rendaient plus effrayant – alors que chacun de ces termes recouvre une variante spécifique. La gauche tend à confiner le libéralisme au champ économique pour éviter de s’interroger sur les formes qu’il peut prendre sur d’autres plans de nos vies. On pourrait dire, pour simplifier un peu, que le capitalisme est l’expression dans le domaine économique du libéralisme, lequel est un « fait social total » (au sens de Marcel Mauss) exerçant un impact sur l’ensemble des aspects de nos existences. Il s’agit, écrit Michéa, d’« une totalité dialectique dont tous les moments sont inséparables (qu’ils soient économiques, politiques ou culturels) (1) ». S’il faut sortir d’une définition trop strictement économiste, c’est parce qu’« à l’ère de la mondialisation et de la culture mainstream, il n’est plus possible de réduire le système capitaliste à un simple “mode de production” […], en droit compatible avec toutes les formes de culture et de mentalité existantes, seraient-elles religieuses, “conservatrices” ou patriarcales (2) ». Le libéralisme, en dépit de sa prétention philosophique, n’est pas « axiologiquement neutre », il porte en lui un rapport au monde général conditionné par sa logique économique : atomisation, individualisme, déracinement, déliaison, utilitarisme, marchandisation des choses et des êtres, etc. En revanche, il faut « admettre qu’il n’y a strictement aucun sens à parler de capitalisme (ou de libéralisme) dès lors que l’on a supprimé toute référence à l’institution centrale du marché (comme à ses implications morales et culturelles) (3) ».
Cette remarque-là vise plutôt une certaine droite, prompte à critiquer...