L’empire de l’argent
Avec le siècle des Lumières, l’Europe voit naître ce que l’on a appelé « l’empire de l’argent », expression qui signifie que les grands empires, notamment grâce au commerce mondialisé, entraient dans le monde généralisé des « affaires », que l’argent allait exercer subrepticement un empire croissant sur les destinées humaines et que son règne, impérieux, était très proche.
Les grands écrivains du XIXe font la place – et la part – belle à l’argent, et la critique n’a pas manqué de souligner que Balzac est notre grand romancier de ce monde nouveau dominé par l’argent. Des personnages hauts en couleur font leur apparition au cœur des intrigues : le banquier, le financier, l’usurier, le notaire, le spéculateur, l’affairiste. Les familles enrichies ou ruinées, les drames liés à l’héritage ou à la manipulation perverse, les capitaines d’industrie et les revers de fortune sont des composants romanesques passionnants. Bref, l’argent est là, et il s’impose comme un véritable personnage.
Le philosophe et l’argent
Georg Simmel, Philosophie de l’argent, éd. PUF, collection Quadrige [1900]
Georg Simmel est un penseur singulier, qu’on redécouvre, qu’on réédite, et dont on mesure l’originalité. Né en 1858, mort en 1918, c'est un contemporain de Marx, de Nietzsche et de Freud : ce philosophe allemand, à la renommée plus discrète que celle de ces trois grandes figures, est l’un des premiers à faire de l’argent l’objet de sa réflexion philosophique : son essai Philosophie de l’argent, publié en 1900, relève à la fois de l’économie, de la psychologie, de la sociologie et de l’histoire des idées. Qui suis-je, que suis-je, lorsque j’ai de l’argent ? Simmel s’intéresse à la notion de valeur, mais dans une optique différente de celle de Marx, en s’attachant aux rapports entre les individus ainsi qu’aux comportements des personnes en société.
Simmel insiste sur la révolution qu’a fait naître l’argent, et singulièrement dans notre manière d’être au monde. Il forge par exemple le mot superadditum pour nommer cette sensation curieuse qui fait qu’on se sent riche quand on possède de l’argent, qu’un pouvoir nouveau nous échoit, qu’une puissance et une force particulières se font jour et se lisent dans le regard des autres. Comment cela se manifeste-t-il ? Par quels signes ? Simmel veut mettre en lumière le fait que nous construisons, dans une société donnée, des valeurs, que nous produisons mais que nous ne décodons pas forcément. Simmel a perçu que l’argent était un objet d’étude tout indiqué pour analyser nos valeurs : en effet, les liens sociaux, les échanges, les relations, les rapports sont (en 1900) liés à l’argent. Étudier l’argent, c’est saisir la façon dont s’expriment nos valeurs (idéologiques, sociales, culturelles) et ainsi, comprendre qu’elles sont marquées par une autre valeur, nouvelle et très agissante, l’argent, lequel devient de plus en plus abstrait. Simmel montre...