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Les complotistes ont-ils toujours tort ?

Postuler l’influence des cadres de l’État profond sur le cours des politiques publiques revient pour certains à faire preuve de complotisme. Il est certes évident que depuis le XIXe siècle au moins, les théories du complot les plus fantasques ont fleuri pour expliquer tous les malheurs du monde : le Juif, le franc-maçon, le bolchevik, le capital ou le diable sont censés tirer les ficelles d’une grande machination internationale. Mais ce n’est pas parce que des esprits authentiquement paranoïaques ou fanatiques dénoncent des complots imaginaires qu’aucun complot n’a jamais été ourdi. En tant que citoyens, nous avons donc besoin de mobiliser notre esprit critique pour faire le tri entre le vrai et le faux.

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Depuis le milieu des années 2000, l’expression « théorie du complot » est passée dans le vocabulaire français courant, mais elle n’en reste pas moins critiquable, notamment en ce qu’elle semble prêter à de simples rumeurs ou à des hypothèses fantaisistes la rigueur ou le sérieux qu’on attend d’une théorie. La formule conspiracy theory of society, introduite en 1945 par Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis, ne désignait pas une théorie à proprement parler mais une forme de croyance ou d’opinion que le philosophe considérait comme une pseudo-explication des phénomènes sociaux, fondée sur le primat des intentions et des intérêts de certaines catégories d’acteurs  : « Selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite. »

Lorsque les événements sont jugés stupéfiants ou terrifiants, la question magique  : « À qui profite le crime  ? » permet de les intégrer dans un ordre du monde qui ne contredit pas cet axiome. La question heuristique devient  : « Qui est derrière…  ? ». Partant du fait que les Juifs devaient leur émancipation à la Révolution française – et qu’ainsi, ils avaient tiré profit de l’événement révolutionnaire – les antisémites, à la fin du XIXe siècle, en sont venus à la conclusion que les Juifs avaient préparé, voire dirigé secrètement la Révolution. C’est là le raisonnement complotiste élémentaire, dans lequel on reconnaît aisément un sophisme. On le rencontre principalement dans le champ politique.

Comme les premiers analystes des récits complotistes l’ont observé, l’hypertrophie de l’intention est l’un des principaux traits partagés par les diverses théories du complot. Le biais cognitif consiste à rapporter les événements à des causes intentionnelles plutôt qu’à des causes non intentionnelles. Ce biais central dans les croyances complotistes se rencontre également dans la pensée sociale ordinaire. La vision intentionnaliste des événements...