Trois philosophes face à la bombe : Camus Jaspers Anders
La bombe atomique ouvre une nouvelle ère en rendant possible pour la première fois la destruction totale de l'humanité. De quoi donner à penser aux philosophes qui, bizarrement, se sont assez peu intéressés à cette question. Il nous faut remporter la victoire sur la catastrophe pour rester humains, nous disent-ils en substance. À moins qu'il ne soit déjà trop tard.
Dans un livre d’entretiens intitulé Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), le philosophe autrichien Günther Anders (1902-1992) notait de façon provocatrice : « On ne peut pas se contenter aujourd’hui d’interpréter l’Éthique à Nicomaque alors qu’on accumule les ogives nucléaires1. » De fait, il ne semble pas exagéré de dire que l’invention de la bombe atomique (ou bombe nucléaire2) constitue un événement de première importance qui ouvre une nouvelle ère et coupe réellement l’histoire de l’humanité en deux. Pour la première fois depuis son apparition, l’espèce humaine a en effet la capacité de se détruire totalement et de rayer de la carte plusieurs millions de personnes en appuyant sur un simple bouton. Étonnamment, assez peu de philosophes, sans doute déstabilisés par l’horizon impensable (la destruction totale de l’humanité) ouvert par cette invention, s’y sont intéressés. Mais heureusement, ceux qui l’on fait en ont dit des choses assez pertinentes. Petit tour d’horizon.
Camus : choisir entre l’enfer et la raison
Le premier à relever le défi est Albert Camus (1913-1960). Et il le fait à chaud. Le 8 août 1945, il publie dans le journal Combat un éditorial sur la destruction d’Hiroshima, deux jours seulement après l’événement (3). Le premier jour semble être celui du journalisme, le second étant celui de la philosophie et de la réflexion…
« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de choses. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football4. »
Camus sent bien qu’après Hiroshima (comme après Auschwitz) plus rien ne sera comme avant...