Anti-humanisme
Existe-t-il une « pensée 68 » ? C’est ce qu’ont voulu défendre Luc Ferry (né en 1951) et Alain Renaut (né en 1948) dans un livre éponyme qui a fait date. Une thèse intéressante mais fragile.
La « pensée 68 » est-elle une pensée antihumaniste ? C’est la grande thèse développée par Luc Ferry et Alain Renaut en 1985 dans leur ouvrage éponyme. Si l’on accepte (mais encore faut-il l’accepter…) la thèse selon laquelle une « pensée 68 » serait décelable au confluent des œuvres des quatre grandes figures que sont Foucault, Derrida, Bourdieu et Lacan, alors la réponse est affirmative. Tâchons d’abord de comprendre la thèse du livre : l’humanisme est une tradition occidentale affirmée à partir de la Renaissance, puis avec l’avènement de la modernité, et qui consiste à placer l’homme au centre du monde et son autonomie au sommet de la hiérarchie des valeurs. Il s’agit d’une vision anthropocentrique en lien avec la volonté – purement moderne – de maîtriser la nature par la technique – prométhéisme. En ce sens, l’antihumanisme, qui n’a rien d’une banale haine de l’homme, est une contestation des présupposés et des finalités de cet anthropocentrisme. Cet antihumanisme a eu d’illustres précurseurs en ceux que Paul Ricœur a appelés les philosophes du « soupçon » : Marx, Nietzsche, Freud. Pour ces trois penseurs, l’anthropologie humaniste est un masque qui cache bien des conditionnements. Libre, autonome, transparent à lui-même, le sujet classique ? Illusions… Marx a mis au jour son inconscient économico-social, Nietzsche son inconscient physiologique et Freud son inconscient psychique. Pour Renaut et Ferry, la « pensée 68 » représente la dernière vague de cette charge antihumaniste – Lyotard dira qu’il faut « rendre la philosophie inhumaine ». Dans l’intervalle, les Lumières ont eu le temps de s’éteindre dans le bruit et la fureur du XXe siècle. L’universalisme éclairé a produit et justifié l’impérialisme colonial occidental. Le triomphe de la Raison a produit les camps de la mort. Celui de la technique Hiroshima. « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », selon le mot d’Adorno. Paradoxalement, c’est bien l’humanisme et l’homme des Lumières qui...