Héritage
Faire sécession avec « le vieux monde », tel était le programme de la génération 68. Du passé faire table rase. Et laisser au marché des consommateurs disciplinés ?
« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! » : voici assurément l’un des slogans de mai 68 qui a presque disparu de nos mémoires, éclipsé par des formules à plus grand succès : « Il est interdit d’interdire ! », « L’imagination au pouvoir ! », « Sous les pavés, la plage ! », etc. Pourtant, il met indéniablement en exergue le rapport de la génération 68 au temps, tissé d’une double dimension de rejet du passé et d’illusoire projection dans l’avenir.
La Seconde Guerre mondiale avait déjà, deux décennies auparavant, profondément ébranlé la relation de l’Europe aux époques précédentes, malaise que René Char avait traduit en une magnifique phrase : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Si, bien évidemment, tout patrimoine ne peut se réduire au legs, sa portée spirituelle transcendant sa codification formelle, la sentence du poète indique quelque chose de plus précis, qui caractérise son temps : la chaîne de la transmission s’est rompue – en témoigne au premier plan le déferlement de la barbarie totalitaire – et la tradition de la liberté, qu’incarne bien sûr la Résistance, menace d’être perdue. Demeure alors la possibilité de la fondation : d’une insurrection contre l’ordre du temps pour instituer un nouvel héritage. Ce que René Char, d’un trait, dit de son temps, les acteurs de mai 68, en un slogan, l’élèvent en idéal. Là où le poète s’inquiète de la rupture de la tradition, de la cessation de la transmission et, par voie de conséquence, du possible règne du nihilisme, la jeunesse occidentale revendique l’émancipation complète vis-à-vis des chaînes du passé : il faut purger la société de toutes ces pesantes attaches que recouvre l’expression de « vieux monde ». Foin de la pensée grecque, foin de la philosophie romaine, foin de la religion catholique et des religions de façon générale, foin de l’État et de ses administrations répressives (« La police partout, la justice nulle part ! »),...