F.P. : Si l’intelligence artificielle est moins récente qu’on ne le croit souvent, nous sommes les contemporains d’une accélération manifeste de son déploiement. Quel regard portez-vous sur ce processus ?

Dany-Robert Dufour : L'intelligence artificielle est en effet le résultat d'un processus de très longue haleine. Tout commence à l'époque de l'Antiquité grecque lorsque se crée cette instance qui s'appelle le logos, en opposition au mythos d'alors. Le mythos raconte des histoires, raconte le monde, parle le monde, alors que le logos parle du monde. Rupture.

Un principe de raison s'est introduit au moyen d'axiomes qui vont découper le réel en créant des sciences (l'arithmétique, la géométrie et des façons raisonnées de construire des champs comme l'histoire, la justice argumentée, etc.). Les théories qui en découlent permettent de contempler les lois du monde – « contempler », c'est le sens premier, étymologique, du mot theorein. Cela va en gros jusqu'à Galilée, qui contemplera l'univers écrit, disait-il, en langue mathématique. Le pas suivant vient de Descartes, fondateur de la raison moderne, qui ne se contentera plus de contempler, mais voudra agir sur le monde. Je vous invite à relire cette fameuse sixième et dernière partie du Discours de la méthode (1637)  : « Au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent (…), nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent,...